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Octobre 1937- octobre 2021:
le devoir de mémoire

Hugues Saint-Fort

Compère Géneral Soleil

Compère Géneral Soleil, J.S. Alexis • Gallimard • 1982 • ISBN 978-2070287307 • 11,50 €

La condition historique des humains que nous sommes ne peut être pleinement assumée sans entretenir et partager des épisodes du passé collectif qui définisse notre identité et celle de notre groupe social. Au cœur de ce processus fondamental se loge la mémoire qui participe de ce que Paul Ricœur appelle l’identité narrative des individus et des groupes humains (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli 2000). Il existe une mémoire individuelle, il peut exister une mémoire familiale, il doit exister une mémoire de groupe. Cette mémoire de groupe relève de la mémoire collective et devrait se transmettre de génération en génération. Malheureusement, dans le cas haïtien, la mémoire de groupe est singulièrement déficitaire et le plus triste exemple de ce déficit réside dans le silence entretenu tout au long de notre histoire contemporaine, officiellement et dans nos différentes institutions, autour des événements tragiques d’octobre 1937. En effet, combien d’entre nous ont-ils entendu parler ou se souviennent-ils de ce mois funeste d’octobre 1937 où environ 30.000 immigrants haïtiens furent massacrés sur la frontière entre la République d’Haïti et la République dominicaine par l’armée et les milices du dictateur fasciste Rafael Trujillo?

Les conditions dans lesquelles ces immigrants haïtiens furent assassinés sont bien documentées. Il s’agit d’un cas typique, connu depuis les temps bibliques comme un «shibboleth» où le groupe qui détient le pouvoir, dans ses rapports avec le groupe dominé, choisit de soumettre les membres de ce groupe à un simple test de prononciation. Le groupe dominant choisit donc un mot ou une expression dont la prononciation identifie le locuteur comme appartenant à un groupe spécifique, différent du sien (cf. Saint-Fort 2013 : https://www.potomitan.info/ayiti/saint-fort/accent.php). En l’occurrence, le mot que les immigrants haïtiens étaient forcés de prononcer était le mot espagnol «perejil» (pèsi en créole, persil en français). Difficile à prononcer par un locuteur monolingue créole haïtien, ce mot a servi à identifier le locuteur comme haïtien et il est alors rapidement tué par les soldats dominicains.

Les manuels d’histoire d’Haïti dont c’est le rôle de rapporter les événements du passé restent curieusement discrets sur cette partie de notre histoire. D’autre part, il n’existe pas en Haïti de monuments significatifs ou de «lieu de mémoire», tels des musées ou des plaques visibles aux yeux de tous qui rappellent à tous ce qui s’est passé dans ces lieux. Car, la mémoire n’est pas un phénomène purement subjectif, elle suppose aussi une inscription matérielle dans des lieux et sous des formes tangibles. Sans ancrage, la mémoire a évidemment beaucoup plus de chances d’être effacée des consciences.

Heureusement que dans ce vide mémoriel, la littérature s’est attachée à rendre compte des multiples manières de faire de l’histoire comme pratique sociale, discours social, politique et philosophique. Ce sont trois de nos plus célèbres écrivains contemporains qui ont joué ce rôle et relevé le défi de véhiculer cette mémoire de groupe qui ne doit pas s’éteindre. Ces trois écrivains sont, par ordre chronologique de la publication de leur texte, Jacques Stephen Alexis, René Philoctète et Edwidge Danticat. Jacques Stephen Alexis a publié en 1955 Compère Général Soleil, René Philoctète a publié en 1989 Le peuple des terres mêlées et Edwidge Danticat a publié en 1998 The Farming of Bones. Pour des raisons d’espace, je présenterai seulement des extraits de Compère Général Soleil mais les textes de Philoctète et de Danticat sont tout aussi exceptionnelset je les recommande passionnément.

Jacques Stephen Alexis a été le premier écrivain haïtien de fiction à raconter cet événement marquant de l’histoire d’Haïti dans son premier roman publié en France, chez Gallimard. Le massacre des Haïtiens constitue un épisode terriblement douloureux du roman dans lequel nous suivons les mésaventures d’un jeune paysan, Hilarius Hilarion, qui, tenaillé par la faim, vole dans les beaux quartiers de Port-au-Prince afin de manger. Mais la police l’attrape et le met en prison. C’est là qu’il «fait la connaissance d’un militant communiste  qui lui apprend que les maitres américains privent les nègres de toutes les bonnes choses de la terre». Il devient donc lui aussi communiste, rencontra la femme de sa vie, Claire-Heureuse, se marie avec elle et ils eurent un enfant, Désiré.

Voici deux passages tirés de Compère Général Soleil. Le premier raconte le début de l’extermination des immigrants haïtiens par les soldats du dictateur fasciste dominicain. Je l’ai intitulé: «La langue, comme objet de mise à mort».

«Toutefois, la masse des travailleurs se dirigea comme à l’accoutumée au bord du champ. Les policiers s’étaient dispersés çà et là; il était trop tard quand les hommes remarquèrent qu’ils étaient entourés, Ils essayèrent de refluer vers le rideau de cannes à sucre, mais un ordre brutal de l’officier les arrêta:

Aca! Todos los hombres, aca!

Les gardes s’étaient élancés et confisquaient les machettes de travail. Les hommes furent bousculés et brutalement rassemblés. Ils étaient bel et bien dans la souricière! D’une voix aiguë l’officier ordonna aux dominicains de sortir du groupe. Maintenant il n’y avait plus rien à faire qu’à obéir pour ne pas donner de prétexte à la troupe avinée qui s’agitait menaçante, hurlante avec cent têtes abruties, illuminées par la jouissance sauvage que leur procuraient leurs brutalités. A coups de crosses, ils écartèrent les dominicains qui se rassemblèrent au bord de la route. L’officier accompagné de quelques soldats leur parlait. On les faisait défiler et on leur demandait de prononcer un seul mot:

Pelehil…

Les Haïtiens prononçaient pour la plupart difficilement ce mot correctement. Il n’y avait pas d’Haïtiens parmi les Dominicains. Dès qu’on eut fini, une ruée des gardes dispersa les Dominicains, loin du champ.

Ainsi, c’était aux Haïtiens qu’ils en voulaient. Vraisemblablement on allait les arrêter. Mais ces trois camions ne suffiraient jamais à les transporter tous. A moins qu’on ne les fasse aller à pied?

L’officier s’énerva de la lenteur de la manœuvre, hurlait avec de grands gestes. Les petites marchandes haïtiennes furent bousculées vers la masse des hommes qu’encerclaient les mercenaires fascistes, la panique commençait à s’emparer des travailleurs. Ils étaient muets, mais prêts à toutes les folies. Une des petites marchandes se mit à regimber contre les brutes, une adolescente à la robe jaune, mouchoir vert à la taille, une fleur bleue dans les cheveux, avec un plateau de bois contre la hanche. Quel mal faisait-elle avec son petit commerce étalé à la pluie et au soleil? Qui gênait-elle? Pourquoi la brutalisait-on? La jeunesse, la colère, le sens de son droit illuminaient les yeux de l’enfant d’un éclat farouche.

Pour toute réponse, le garde la saisit par le corsage et la projeta contre la foule des Haïtiens. Un morceau du corsage resta dans sa main. La fillette s’abattit sur les reins, parmi les oranges, les avocats et les mangues de son plateau. Elle essayait de couvrir sa poitrine avec les lambeaux de sa robe déchirée. Ça provoqua les ricanements de la troupe, dont cent paires d’yeux lubriques se mirent à luire. Leurs rires emplissaient tous les champs et tambourinèrent avec violence aux oreilles de la petite. Elle cria, les yeux exorbités d’une épouvante subite, se traina vivement à quatre pattes vers la masse des hommes dont les mains rassemblées la relevèrent. Sur l’épaule d’un travailleur elle laissa aller sa tête et s’épuisa en sanglots, des hoquets secouaient son corps.

Les gardes commençaient visiblement à s’échauffer. Après l’alcool, la mise en train de quelques brutalités, leur lubricité excitée avait tout à fait réveillé en eux l’hybride de cochon et de chacal que le fascisme leur avait donné en guise de conscience. Le grommellement de la foule, sourd et hésitant s’arrêta. Les gardes, l’arme en arrêt sur le ventre, avancèrent d’un pas.

Les deux groupes se regardaient. Des remous traversaient la foule. Que leur voulait-on enfin? Pourquoi ne leur disait-on rien? Pourquoi avait-on fait partir les Dominicains?

L’officier donna l’ordre aux soldats de reculer. Ils reculèrent d’une trentaine de pas, mais formaient toujours un cercle de fer autour des hommes agglutinés. La mitraillette sous le bras, le lieutenant regardait sa montre-bracelet et se mit à la remonter. Le silence se fit complet. Les mains de l’officier tremblaient. C’était un mulâtre à la peau sombre, la lèvre supérieure barrée d’une luisante moustache d’un noir bleuâtre, les yeux étaient profondément enfoncés dans les trous, le front bas, fuyant, le montant carré, fortement prognate.

La pluie avait avorté, mais le temps restait lourd. En vain, le soleil essayait de percer à travers le défilé de deux montagnes de nuées. La vague clarté qui se répandit illumina les frondaisons d’une poussière d’eau argentée. Dans le ciel, un petit avion, couleur bleu azur, tournoyait sans cesse, telle une mouche autour de l’appât.

Soudain, retentit au loin un crépitement de coups de feu, puis des cris en fusées, puis le silence, puis d’autres rafales et d’autres cris. A n’en pas douter, c’était une fusillade. On tirait non loin de là dans les champs voisins, et peut-être dans la ville.

La foule s’immobilisa une seconde sans comprendre, puis aussitôt eut la claire intelligence de ce qui allait advenir. Elle s’agglutina comme si sa masse pouvait la défendre, puis se désagrégea d’un seul coup dans une fuite éperdue. La voix du lieutenant glapit un ordre bref, mais seuls quelques coups de feu s’égrenèrent. La fuite s’arrêta, puis reflua sur elle-même en vagues qui se brisèrent l’une sur l’autre. Les hommes regardèrent avec des yeux stupides trois corps fauchés en pleine course qui gigotaient sur le sol tandis que d’autres se courbaient sur eux-mêmes. La fusillade se fit plus serrée.

Sur le fond de cris, de gémissements et de plaintes une voix lança cette douce et grave clameur de la Dessalinienne:

Pour le drapeau,
Pour la patrie.
Mourir est beau…

L’un d’eux, au moment de mourir avait retrouvé en lui-même le chant des grandeurs d’autrefois. Les hommes s’étaient ressaisis. Ils s’élancèrent d’un seul front dans une course folle. Des voix reprenaient le chant de la terre natale lié à tant de souvenirs lumineux. Ainsi devait attaquer la garde de fer, les Dokos de Louverture, quand ils culbutèrent l’armée du major-général Churchill. Ils étaient étonnants ces hommes en bleu de travail qui, sous le feu croisé des fusils mitrailleurs Thompson, serraient sans cesse les rangs. Le plein fouet des déflagrations n’arrêtait que ceux qui tombaient.

Une trentaine d’hommes réussit à passer et fuyait vers les cannes. Eparpillés, les coups de feu claquaient après eux mais n’atteignirent que quelques-uns qui, marchant ou rampant, disparurent.

Les gardes restèrent maitres du champ. Sur le sol déjà couvert de bagasses blanchâtres de cannes, dans des mares de sang, les blessés se roulaient, rampaient, geignaient, râlaient, hurlaient.

Une femme qui perdait du sang à pleine bouche, ne put se résigner à la mort et, avec une rage frénétique, lança des gros mots, à perdre haleine, à ses bourreaux.

Un jeune garde, à la figure éclaboussée de sang, s’accroupit, puis se mit à vomir, le cœur soulevé de dégoût par tout ce sang étalé. Il pleuvait de nouveau.

L’officier hurla un ordre pour réveiller ses hommes qui maintenant s’abimaient, inconscients, devant le carnage. Une baïonnette à la main, l’officier achevait les blessés d’un coup sous le bras gauche, puis, les retournait du pied. D’autres l’imitèrent.

Un travailleur s’étant redressé sur le flanc hurlait à pleins poumons:

— Assassins! … Assassins!...

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Un coup de baïonnette sous le bras l’avait achevé. Un autre, un rougeaud, qui tenait son ventre ruisselant de sang, s’était mis à crier:

— Pelehil, Pelehil, Pelehil…

Etait-il haïtien ou dominicain? Le lieutenant s’approcha, le frappa et l’étendit raide mort.

Le silence revint, pesant.

La pluie avait recommencé à tomber…

(Pages 308-312).

Voici maintenant le second passage tiré de Compère Général Soleil. Il se situe à la fin du roman. Hilarius Hilarion fuyant les assassins fascistes a réussi à prendre pied sur le territoire haïtien. Mais, il est blessé à mort, Claire-Heureuse, sa femme, n’en peut plus et surtout, leur bébé, Désiré, est mort, déchiré par des chiens de chasse que les soldats dominicains avaient lancés à la poursuite des fuyards haïtiens. Hilarion sent que la fin est proche, revoit les images de sa vie qui défilent devant lui et semble délirer.

Tout à coup, il eut un pétillement devant les yeux, une effloraison de comètes blondes, aux grandes eaux rayonnantes, qui inondaient le ciel.

— …Claire, crie-t-il, est-ce le soleil? C’est le vieux Compère Soleil qui vient me voir! Il a toujours été avec moi…

Elle tourna les yeux et ne vit que qu’un léger liséré blanchâtre au-dessus de l’horizon dentelé d’arbres, de l’autre côté de la frontière, toute sombre.

— Hilarion! glapit-elle, d’une petite voix perçante comme une aiguille…

— Je te vois encore, Claire, dit-il doucement. Je me sens bien, il y a comme une douceur dans tout mon corps, je me sens léger, je me sens comme si je flottais dans l’air…C’est le soleil! Le jour ne devait-il pas venir?...

Délirait-il? … Elle cessa de lui frotter les mains, se pencha et le regarda. Son visage semblait inondé de joie. Elle se rassit et parut de nouveau retombée dans une prostration profonde; le nez pincé, les lèvres tombantes, les yeux plissés. Elle se remit à lui frotter les mains. Maintenant la voix d’Hilarion faiblissait par saccades. Il l’entendait pourtant résonner dans sa tête comme l’écho dans une cathédrale.

— Le soleil ne m’a jamais manqué… Quand je devins bœuf-à-la-chaine, il me brûlait les yeux tout au long des routes, sur le toit du camion où j’étais assis. Quand je fus corroyeur à la tannerie, c’est lui qui m’aidait à supporter l’odeur des peaux vives; lorsque je tournais la roue à la tournerie de bois, près de la cathédrale protestante, ensuite souffleur de forge à la fonderie, puis aide-ferblantier, et tant d’autres choses encore, dans toute ma vie il a été là. Je crois que j’ai commencé à craindre le soleil le jour où il m’aveugla sur le manguier et que je tombai; mes crises de mal caduc commencèrent peu après. De même que quand on dort sous la lune, on raconte qu’elle vous tourne la bouche, je crois en effet que, sans le dire, sans me l’avouer, je pensais que mon mal était un maléfice du Compère Soleil. Pourtant, le Général Soleil est un grand nègre, c’est l’ami des pauvres nègres, le papa, il ne montre qu’un seul œil jaune aux chrétiens vivants, mais il lutte pour nous à chaque instant, et nous indique la route. De même qu’il gagne sans cesse contre la nuit, de même qu’il arrive à arracher à l’année une saison qu’il domine, les travailleurs peuvent changer les temps et arracher une saison de vivre sans misère…Oui, ma vie aura passé comme les oiseaux sous l’orage! Sans arrêt, mes mains se sont usées sur les outils, mes yeux se sont épuisés à regarder la vie, ma cervelle s’est acharnée à comprendre… J’ai payé cher ce que je sais et voilà que si je ne le donne pas maintenant à toi, tout ça s’en ira avec moi sous la terre, tout ça ne deviendra même pas un peu de vent chanteur de musiques, même pas une petite luciole dans les nuits, même pas un peu de douce poussière sous les pieds des pèlerins!

— … La grande vérité, c’est que le soleil d’Haïti nous montre ce qu’il faut faire. Pierre Roumel, Jean-Michel, Paco, tous les autres sont arrivés à comprendre ça. Moi, je n’ai pas voulu comme eux devenir soldat dans l’armée du Général Soleil, j’ai cru partir très loin, pour échapper à la misère et ce sont encore les hommes du Compère Soleil qui ont dû me ramener ici… J’ai toujours été un nègre à la tête dure, un nègre mauvais, un nègre raisonneur! …

Il sentait maintenant que le moment n’était pas loin. Il se débattit furieusement pour s’accouder. Ce fut Claire-Heureuse qui le soutint et l’adossa au grand acajou presque centenaire, sous lequel il reposait. Il sentait son cœur lancé au grand galop, comme un poulain emballé. Des rivières de sang lui battaient les veines des tempes, devant ses yeux des embrasements soudains succédaient alternativement à des voiles opaques, il sentait comme une marée picotante monter en colonne au milieu de sa poitrine. Il se cramponna, enfonçant les ongles dans la terre molle, pour arracher à son corps d’ultimes paroles:

— Il faut aussi dire qu’il y eut de petites joies, les premières passades de l’adolescence, les tocades du faux amour, les plaisirs sans lendemain, les plaisirs aigres-doux, les voluptés vides, les vanités aux réveils amers. Mais c’est l’amitié et l’amour qui m’ont transformé. Au début, je n’osais presque pas y croire, tellement leurs merveilles étaient nouvelles. Maintenant, il faudra que tu oublies, il faudra que tu vives comme si tout ça n’avait jamais été. Le matin où nous nous sommes rencontrés est mort, le jour de la Saint-Jean où je t’ai emmenée est mort, les soirs de la rue Saint-Honoré sont morts, nos nuits, Désiré, ma vie sont bien morts… Tout à l’heure, tu devras t’en aller toute seule, va ton chemin, sans tourner la tête. Il faut que tu crées un autre Hilarion, d’autres Désiré, toi seule peux les recréer… Va vers d’autres matins d’amour, vers d’autres jours de la Saint-Jean, vers une vie recommencée… Maintenant, tu sais comme moi ce qu’il y a dans le ventre de la misère, ce qui fait que toutes les merveilles que donne notre terre ne sont pas aux nègres et aux négresses comme nous, tu sais pourquoi les blancs américains sont les maitres, pourquoi il y a chaque jour de nouvelles eaux dans les yeux, pourquoi les gens ne savent pas lire, pourquoi les hommes quittent la terre natale, pourquoi les maladies ravagent notre peuple, pourquoi les petites filles deviennent des filles…

— … Tu diras à Jean-Michel que j’ai vu clair le jour où, sous mes yeux, un grand soleil rouge a illuminé la poitrine d’un travailleur qui s’appelait Paco Torres… Tu lui diras de bien suivre la route qu’il voulait me montrer, il faut suivre ce soleil-là.

— … Le Général Soleil! Qu’est-ce que j’ai cherché, Bon Dieu!...»

Maintenant l’aube rosissait tout le coin. Il se dressa et se mit à crier:

— Le Général Soleil! Tu le vois, là, juste sur la frontière, aux portes de la terre natale! Ne l’oublie jamais, Claire, jamais, jamais!

Il s’affaissa, lâcha quelques souffles courts, ses yeux tournèrent vers l’orient, puis vers les étendues interdites, en deçà desquelles palpitaient les villes, les villages et les champs de la terre d’Haïti, le domaine de «d’Haïti Tomas». Il ferma les yeux et sourit.

Elle était seule.  

FIN du roman

J’ai longtemps considéré l’essai «La mémoire, l’histoire, l’oubli» du philosophe français Paul Ricoeur comme le texte le plus complet qui ait jamais été écrit sur ces trois questions fondamentales. En effet, pour Ricoeur, bien que l’essai «comporte trois parties nettement délimitées par leur thème et leur méthode», nous ne sommes pas en présence de trois livres. Le philosophe dévoile qu’«une problématique commune court en effet à travers la phénoménologie de la mémoire, l’épistémologie de l’histoire et culmine dans une méditation sur l’oubli.» En consacrant les cinquante dernières pages de Compère Général Soleil à l’acte de barbarie le plus atroce de l’histoire contemporaine d’Haïti, Jacques Stephen Alexis illustre avec un art parfait la réflexion du philosophe français et son argumentation. Nul Haïtien n’oubliera son devoir de mémoire en ce mois finissant d’octobre.     

Hugues Saint-Fort
New York, octobre 2021

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 Viré monté