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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Aimé Césaire:
Nous avons pris conscience que nous sommes un peuple

Antilla
1120 - 08 décembre 2004 - pp. 21-24
1121 - 15 décembre 2004 - pp. 43-48

Aimé Césaire est né le 26 juin 1913 au sein d’une famille nombreuse de Basse-Pointe. Son père est fonctionnaire, sa mère est couturière. Brillant élève du Lycée Schoelcher de Fort-de-France, il poursuit ses études secondaires en tant que boursier du gouvernement français au Lycée Louis Le Grand, a Paris.

C’est là qu’il rencontre Léopold Sédar Senghor. Il entre à l’École Normale Supérieure en 1935, et commence la rédaction de «Cahier d’un Retour au Pays Natal». Pendant la guerre, de passage à la Martinique, André Breton le maître du surréalisme découvre le poète et en 1944, il signe la préface du recueil «Les Armes Miraculeuses».

Césaire est élu maire de Fort-de-France, la capitale de la Martinique, en 1945, à 32 ans. L’année suivante, il est élu député de la Martinique à l’Assemblée Nationale. En 1946, il sera le rapporteur de la loi faisant des colonies de Guadeloupe, Guyane Française, Martinique et la Réunion, des Départements Français. Il conserve son mandat de députe pendant 48 ans, et sera maire de Fort-de-France pendant 56 ans.

Interview

De la nécessité de l’identité martiniquaise

Tony DELSHAM: Vous êtes le premier à avoir dit aux Martiniquais, cela suffit! Il y a un peuple martiniquais. Ce peuple a-t-il agi et réagi avec les mêmes mécanismes que les autres peuples, comme nous, esclavagisés et colonisés?

Aimé CÉSAIRE: Il faut resituer ces problèmes à leur époque et dans leur contexte. La Négritude, beaucoup ont dit que c’était du racisme. Cela prouve qu’ils n’ont rien compris. Il faut savoir comment c’est né, pourquoi c’est né. Comment ai-je pu évoquer le terme Négritude? La Négritude c’était pour moi la réponse à une provocation, Ce n’est pas moi qui provoquais les autres. C’est une réponse. Il y a une chose dont j’ai été féru et très conscient, c’est l’idée d’identité. Ce n’était pas un mot à la mode quand j’étais jeune au lycée. Il y avait eu la République, pendant une ou deux générations nous avions pénétré des idées qui, pour nous, étaient importantes et même essentielles: Liberté. Égalité. Fraternité. Et on en était resté là! Il n’y avait eu aucun approfondissement particulier. Moi, par contre, j’ai eu le sentiment que j’appartenais à un peuple et à une culture. Je me souviens qu’un jour, à Paris près du Panthéon, je vois arriver un grand homme de couleur, il vient à moi, il est beau, costaud, me serre la main me dit: «Césaire, je suis content de te voir. Je te félicite, c’est bien ce que tu fais, mais pourquoi parles-tu comme cela de l’Afrique nous n’avons plus rien de commun avec eux. Ce sont des sauvages.» C’était incroyable, je lui ai tourné le dos. C’était le contraire de ce que je pensais, et ce que je pensais était très simple: J’ai toujours aimé la France et la culture française, c’est en français que j’ai appris à m’exprimer, c’est en Français que j’ai appris à penser, c’est donc normal. Mais j’ai toujours senti aussi que je suis un nègre et que je viens d’un pays qui s’appelle l’Afrique. Je devais chercher comment les deux choses pouvaient se combiner. Je me rappelle, les Martiniquais ne connaissaient pas du tout l’Afrique et, souvent, ils avaient honte d’être nègre. Je me rappelle, à l’école primaire, je vois un petit bonhomme qui est en train d’étudier une leçon d’histoire, «nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds, les yeux bleus», je luis dis, mais qu’est-ce que tu racontes, il répond: «Mais je lis ce qui est dans le livre.» Je lui réponds: «Mais idiot ce livre n’a pas été écrit pour toi, ni pour moi mais pour les petits Français, nous sommes des Martiniquais et tu ferais bien de te regarder dans un miroir.»

Mais, lorsque des années plus tard, j’ai été élu député, des gens très bien m’ont dit: «Tu reviens avec la Martinique département français.» J’ai tiqué, parce que j’avais ma propre conception de la Martinique. Je me rappelle, après mon inscription au Lycée Legrand, je sors du bureau et je vois un petit homme noir en blouse grise, une petite chaîne autour des reins, c’était un ancien, un interne, il vient à moi et me dit: «Alors Bizou, comment t’appelles-tu? D’ou viens-tu?» Je lui réponds: «Je suis Aimé Césaire, je viens de la Martinique et toi?» Il répond: «Je suis Léopold Sédar Senghor, je suis du Sénégal.» Il me donne l’accolade et me dit: «Bizou, tu seras mon Bizou.» Voilà un moment important qui a compté dans mon destin car, sortant de la Martinique, ce n’est pas la France que j’ai rencontré, mais l’Afrique.

D’accord, mais il vous a dit Léopold Sédar Senghor du Sénégal et non pas d’Afrique, n’avons-nous pas été dès le départ détruit, car nous avions comme référence l’Afrique, or l’Afrique c’est un continent, ce n’est pas un pays. Par contre nous avions des adversaires qui avaient des références précises: la France, l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, des adversaires qui n’ont jamais été privés de leur matrice de départ, c’est-à-dire leur philosophie, leur religion, leurs canons face aux individus disparates rassemblés au gré des escales du bateau négrier que nous étions?

Vous niez le fait premier qui est le racisme. Le racisme blanc. Le racisme colonial. Ce n’était pas une plaisanterie, mais une tragique réalité. Et dans la population elle-même, qu’on le veuille ou non, vous aviez des classes, des groupes sociaux qui s’étaient formés autour de la notion de couleur. Il y avait les blancs au-dessus, la race ou la classe supérieure! Il y avait les mulâtres qui étaient des hommes de couleur et en dessous vous avez le bloc formé de Nègres et d’Africains. Et ils s’avaient très bien qu’ils étaient d’origine africaine. Tout cela a beaucoup pesé. Tout cela a compté, mais c’est vrai, il n’y avait pas de référence précise à un pays précis comme vous le signalez.

Êtes-vous en train de me dire que le racisme blanc a consolidé une prise de conscience?

Bien entendu. Et c’est très important. En plus les Africains étaient de langues différentes, mais il y avait entre eux quelque chose, une certaine solidarité face à l’oppression dont ils étaient les victimes.

Y a-t-il le réveil ou l’éveil d’un peuple?

Votre ami Lépold Sédar Senghor, lorsque son peuple fut prêt, c’est-à-dire assez fort pour résister au colonisateur, a provoqué le réveil de ce peuple. Vous à la Martinique, avez-vous provoqué le réveil du peuple ou l’éveil d’un peuple?

C’est beaucoup plus simple que cela. J’arrive en France, tout de suite, je vois Senghor, on se met à parler. Je lui parle de la Martinique, il me parle de l’Afrique. C’est un homme de culture, et toutes les cultures du monde l’intéressaient. D’abord la culture Latine, mais aussi la culture Grecque, la culture Égyptienne, la culture Africaine. C’est de cela que nous parlions et nous faisions ainsi le tour du monde. N’oubliez pas que le racisme existait déjà en France. Il existait, nous le savions, nous le sentions, nous le percevions. Cela affleurait partout: à école, dans la rue, dans le tramway. Il sévissait déjà en Italie, au moment de la guerre d’Éthiopie. En Allemagne, il se développait. Il y avait un éveil et une extension du racisme en Europe. Nous étions conscients de tout cela. Senghor et moi, qu’allions-nous faire? Nous taire, fermer la gueule, baisser la tête? Non. Cet éveil du racisme a été pour nous un aiguillon extrêmement important. Nous ne pouvions pas accepter cette humiliation. Nous avons décidé de fonder un journal pour défendre une thèse: La Négritude. Pour ne gêner personne nous l’avons appelé L’Étudiant Noir pour défendre une thèse.

En 2004, estimez-vous que la Négritude a fonctionné comme vous le souhaitiez alors que nous sommes au stade où en 2003, des élus adressent une supplique au gouvernement français «tendant à la reconnaissance du peuple martiniquais»?

Quand j’ai été élu moi, il n’y avait pas de revendication martiniquaise. J’avais, moi, mes sentiments. Je n’ai pas tellement cherché à être élu. Les communistes m’ont demandé de figurer sur leur liste, j’étais un homme de gauche, j’ai accepté pour montrer de quel côté j’étais. Mais quand j’étais élu, je m’en souviens parfaitement on m’a dit: «Césaire, tu nous reviens, mais avec la Martinique département français.» C’était la demande générale. Pour moi cela posait problème. J’avais mes propres conceptions de la Martinique département français. J’ai observé les gens, j’ai vu les gens du peuple. Dans ce métier d’élu j’ai appris à connaître les gens du peuple, à les voir de très près. À leur parler, à les entendre. À les comprendre. Et j’ai compris une chose très simple à laquelle il fallait penser: il y a le mot et ce qu’il y a derrière le mot. Et, quand ils demandaient l’Assimilation, car c’était le terme couramment employé, que voulaient-ils? Non pas être français, mais être traités comme les Français. Ils voulaient l’égalité avec les Français. Ils voulaient les mêmes droits. J’ai compris, car j’ai vu leur misère, j’ai vu leur souffrance, j’ai vu toute une population qui descendait des mornes où qui venait de l’autre côté de la mer, qui bâtissait des taudis dans toutes les entrées, dans toutes les terres libres, tant sur celles de l’État que sur celles de la Municipalité, parfois sur celles d’un propriétaire privé. Il fallait absolument résoudre ce problème. Ce n’était pas une question philosophique ! Je pensais qu’il fallait répondre à l’attente, mais je pensais aussi que tôt ou tard il y aurait un autre problème qui aura toute son importance. C’est celui de l’identité et de la personnalité. Effectivement, avec le temps cela c’est manifesté et à l’heure actuelle je crois qu’un grand pas a été franchi.

Oui mais, à l’heure actuelle, c’est quoi l’identité martiniquaise?

Aimé CÉSAIRE: C’est précisément ce que nous devons affirmer. Nous savons comment s’est formé le peuple martiniquais, nous savons d’où nous venons, nous savons que cette Afrique que l’on méprise, il n’est pas indifférent que nous en venions. Je n’ai pas le droit de renier mes ancêtres, j’ai une culture africaine. Écoutez, regardez, approfondissez, vous retrouverez ce que j’appelle, en provoquant d’ailleurs, le Nègre fondamental.

Aimé Césaire:
«Dans mon idéal de vie, je n’avais pas pensé être le maire d’une capitale»

  • La petite bourgeoisie naissante n’a-t-elle pas été effrayée par la référence à l’Afrique?
  • N’est-il pas temps de chanter l’enracinement et non plus pleurer le déracinement?
  • Aimé Césaire, tranquille et serein, face à lui-même, face à l’histoire, continue à répondre à nos questions.

Notre société est comme elle est: composite

Après la période de l’Amiral Robert les noirs de la Martinique prennent conscience qu’ils sont bien plus nombreux que les autres groupes, ils réalisent que grâce à la démocratie française la loi du nombre jouant, ils peuvent prendre le pouvoir. Ce qu’ils font en votant massivement pour le Parti Communiste qui gagne la Capitale, avec vous à sa tête et d’autres communes. Mais le cri Nègre poussé par vous, n’a-t-il pas écarté et étouffé des composantes de notre personnalité au point où les Koulis, qui désormais refusent ce terme pour lui préférer celui de l’Inde, sont en train de faire ce que les noirs ont fait, il y a cinquante ans. Ce sera sans doute au tour des békés et des mulâtres de vouloir s’assumer en tant que tels. Bonne chose pour le futur ou migan stérilisant?

Ce n’est pas du tout ma conception des choses. C’est ma propre histoire que je raconte, elle vaut ce qu’elle vaut. Ce n’était pas tellement la couleur qui m’intéressait, mais la culture. Ce qui me choquait était le mépris dans lequel on tenait les pauvres nègres, les chansons, les contes, tout ce qu’ils faisaient était méprisé, était nié. Dans la conception de l’Europe de cette époque, il y avait la civilisation et à côté la sauvagerie. «Césaire, pourquoi tu parles comme cela, laisse les Africains tranquilles, ce sont des sauvages» me disait-on. C’était une sottise, c’était une ingratitude et une méchanceté. Non, il y a une culture française que nous étudions en classe, c’est là qu’elle est privilégiée mais il y a une culture africaine. Nous nous devons de la connaître, de l’apprécier et d’en tenir compte.

Cela veut-il dire que vous envisagiez une société composite?

Mais elle est comme elle est. Elle est composite.

Ce n’est tout de même pas le composite new-yorkais, londonien ou parisien, avec des quartiers chinois, arabes, indiens, etc.

Non.

Il y a donc un spécial composite, synthèse à la sauce martiniquaise, comment voyez-vous cela?

Je ne pense pas du tout qu’il faut se séparer. Il faut que tous profitions des uns, des autres. Je suis avant tout ouvert à la culture universelle, et c’est à que je m’en prends au racisme européen, il n’y a pas la culture mais les cultures. Chaque peuple, chaque nation, chaque pays à sa culture. Il y avait les Romains, il y a eu les Grecs, les Slaves, mais l’Afrique aussi. Ceux que l’on a pu appeler les Koulis, ils ont également leur culture. Quand on dit, «Ah il est cultivé», ça, c’est la conception bourgeoise 19e siècle, ce n’est pas comme cela que je l’entends. La culture, c’est tout ce que les hommes ont inventé pour résister à la nature, c’est tout ce lui nous permet, dans un cadre naturel, de rendre la vie vivable et la mort supportable.

Est-ce que je résume bien votre pensée en disant: Si la mise en relation Europe Afrique s’était opérée dans le total respect de la culture ou des cultures, le monde n’aurait pas connu les souffrances que nous savons?

Tout à fait, Absolument.

Alors cela entraîne une question de ma part, cette vision idyllique peut-elle avoir une application pratique à la Martinique département français?

C’est bien pour cela qu’il faut changer les choses. Il faut les modifier. Là est le progrès. Le progrès n’est pas l’extinction des cultures indigènes mais leur développement, leur épanouissement. Et on n’a pas le droit de se renier soi-même. C’est sommaire.

Dans ce cas, verrons-nous un jour cette Martinique telle que vous la rêvez?

Je ne rêve d’aucune Martinique. Je prends l’homme tel qu’il est. Ce qui est important c’est que nous avons pris conscience que nous sommes un peuple. Nous avons une histoire, nous avons une culture, parce que nous avons eu un mode de vie qui est différent des autres. Nous ne devons pas nous fermer, nous renfermer, nous replier sur nous-mêmes. Nous sommes ouverts au monde. Nous sommes ouverts à toutes les cultures mais nous voulons que notre culture en profite et se développe.

Cela est-il possible avec le statut actuel?

Il y a toujours un combat à mener, mais ce combat c’est le sens de l’histoire. Dans ce combat-là, nous avons gagné des batailles importantes. Un pas en avant a été fait.

Le maire face aux réalités

Vous avez été le maire de Fort-de-France pendant 56 ans. Or le maire d’une capitale est un guerrier. Le guerrier n’a-t-il pas été en conflit per-manent avec le penseur qui avait sans doute des choix douloureux à faire?

Dans mon idéal de vie, je n’avais pas du tout pensé être le maire d’une ville, d’une capitale. Ce n’était pas du tout mon ambition. Mais, il y a eu la guerre. C’était vraiment très dur, très pénible. Il y a eu une réaction des intellectuels comment cela a pu se faire, comment cela a-t-il pu se produire, comment avons-nous pu laisser le nazisme s’installer en Europe?

Moi, à travers vos réponses, je constate qu’en permanence vous pensez à travers le monde.

C’est vrai. Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser de ces problèmes. Nous avons reçu une certaine instruction, cela ne veut pas dire que nous devons abandonner notre peuple. J’ai la théorie de l’engagement. L’école doit s’engager, je l’ai pensé très vite. Alors oui, j’ai été maire. Quand je suis arrivé à la mairie, je n’y connaissais rien dans l’administration mais je me suis aperçu d’une chose: ce métier m’a appris à mieux connaître, à mieux comprendre le peuple martiniquais. Tous ces gens, tous ces paysans qui viennent du Morne Capot ou qui viennent du sud et que personne ne veut recueillir. Moi, je ne les ai pas recueillis, je les ai accueillis, je les ai aidés. Je leur ai parlé, ils m’ont parlé. J’ai analysé tout ce qu’ils me disaient et j’ai mieux compris le peuple à partir de ce moment-là et j’ai bien senti qu’il y avait une identité martiniquaise, La petite bourgeoisie effrayée par la référence à l’Afrique?

La petite bourgeoisie effrayée par la référence à l’Afrique?

Dans cette identité que vous sentiez, quelle était la place du mulâtre?

Pour moi, cela, ne veut rien dire. Il est martiniquais. En tout cas, je ne me suis jamais senti opposé aux mulâtres. Eux, ils ont pu s’opposer au peuple. Le peuple ne s’est jamais opposé à eux. Je comprends que l’on puise parler des blancs, c’était la classe dirigeante que nous a imposé l’esclavage. Les mulâtres sont des Martiniquais comme nous, eux aussi sont victimes d’une certaine forme de colonisation.

Si j’ai déjà eu l’occasion d’écrire que l’on ne peut accuser, ni même soupçonner Aimé Césaire de racisme ou de pensées racistes, j’ai néanmoins vu inscrit sur les murs de Fort-de-France, lors de campagnes électorales, «Non à la mulatraille», mulâtre, mulatraille, la frontière n’est pas établie. Pourquoi avoir laissé faire?

Vous connaissez les abus de vocabulaire. «Non à la mulatraille», mais lorsque l’on dit «Non à la Mulatraille», cela fait allusion à une chose très précise. Il y a une base, on désigne ainsi une petite bourgeoisie qui s’est développée dans l’histoire après les premières défaites des blancs. La Martinique était composée d’abord des blancs, ensuite des nègres, inévitablement il y a eu des contacts quels qu’ils soient entre la classe dirigeante et la classe dominée et il s’est créée, au fur et à mesure, une classe intermédiaire, disons... les mulâtres. Et ils ont créé la petite bourgeoisie martiniquaise, qui souvent, ayant conscience des choses, a formé une classe à part. Ce n’étaient pas des blancs, ce n’étaient pas des nègres non plus, mais ils n’ont jamais été aussi fermés que les blancs.

Cette petite bourgeoisie qui se met en place, surtout après les 40 %, n’est-ce pas la référence à l’Afrique qui l’a effrayée, n’aurait-elle pas mieux adhéré à des références martiniquaises?

Non, je ne crois pas que c’est la référence à l’Afrique qui l’a effrayée. Elle s’est créée elle-même et en rejetant l’Afrique. C’est plus compliqué que cela, ce n’est pas simple, ce sont des cas individuels. Certains l’ont rejetée, d’autres y ont cherché appui.

Oui mais est-ce que cette petite bourgeoisie n’avait pas déjà renoncé à des origines ataviques, comme les Italiens, les Hollandais, les Écossais l’avaient fait pour lutter contre l’Anglais et formé les États-Unis d’Amérique?

Dans le pays il y avait une classe dominante. C’étaient les Français, c’étaient les blancs, les Européens. Les autres étaient plus ou moins écrasés. C’étaient des gens méprisés. Quelles espérances avaient-ils? Ils se sont au contraire raccrochés à leurs origines parfois avec des souvenirs très vagues, mais avec un instinct de la liberté. Il fallait faire quelque chose! Alors, au fur et à mesure, ils cherchaient et s’amélioraient.

Ne sommes-nous pas restés sur le qui suis-je de Kant?

N’y a-t-il pas une merveilleuse réussite des stratèges de l’esclavage et de la colonisation, basés à Paris, d’avoir détourné l’attention du Roi de France, puis du Président de la République, en persuadant les esclaves et les colonisés que les responsables de leurs conditions étaient domiciliés à la Martinique, c’est-à-dire les seuls békés?

Je ne crois pas qu’il y eut une telle stratégie. Il n’y a pas eu une pensée philosophique, cohérente et établie d’appliquée. C’est l’histoire! Il y a des riches, il y a des pauvres. Il y a des propriétaires et des gens sans terre. Il se trouve que les blancs étaient les mieux placés pour avoir l’essentiel des choses. Les plus pauvres étaient les gens qui venaient d’Afrique et ils n’avaient rien. Ils n’étaient pas des propriétaires, mais des propriétés. Une classe intermédiaire s’est formée, c’est le déroulement de l’histoire. Il y a des nègres qui ont eu plus de chance que d’autres qui ont échappé à la condition servile. Dans tous les pays du monde cela s’est passé comme cela. C’est le problème de la classe sociale. Chacun prenant conscience de ses intérêts de classe, intervient, influence le pouvoir y compris celui de la royauté et de République.

En littérature et dans l’Art d’une façon générale, nous avons beaucoup donné à la dénonciation, à la douleur du déracinement. N’est-il pas temps de moins dénoncer, de moins regretter le déracinement et de chanter l’enracinement martiniquais?

Bien sûr!

A votre avis pourquoi on ne le fait pas? Ce rappel constant à l’esclavage n’est-il pas perturbant?

Cela prouve que cela pèse encore. Ce n’est pas terminé. C’est comme cela qu’ils le sentent, ils l’expriment comme cela. Ce n’est pas une affaire de doctrine.

Mais n’est-il pas temps d’avoir des œuvres d’imagination ancrées dans la présent et dans le futur?

Je ne souhaite que cela, mais regardez bien dans cette génération et vous verrez que dans un coin, il y a la permanence d’un certain nombre de problèmes et de sentiments et qui viennent de cette situation du passé.

Sommes-nous encore aujourd’hui, à la Martinique victimes de racisme?

Cela ne se passe plus comme au 18e siècle. Les problèmes ont changé. Un homme cultivé ne peut pas ne pas se poser ces trois questions importantes. C’est Kant qui le disait, premièrement, qui suis-je? On ne peut pas ne pas se poser cette question. Deuxièmement, que dois-je faire? Et troisième question, que m’est-il permis d’espérer. Il n’a pas dit: qu’est-ce que j’espère, mais que m’est-il permis d’espérer?

A la Martinique ne sommes-nous pas resté au qui suis-je?

La question se pose et chacun répond à sa manière, surtout qu’à l’époque c’était «ferme ta gueule». Chacun est libre, mais nous avons que la question se pose.

En 2004, avez-vous l’impression que nous savons désormais ce que cela veut dire: je suis martiniquais?

Oui, nous le savons et nous devons le savoir. Il y a ceux qui le savent mais qui ne veulent pas en tenir compte, mais ceux qui le savent et en tiennent compte sont de plus en plus nombreux et refusent les solutions toutes faites.

Clin d’œil aux békés?

J’étais présent lorsque vous avez planté un arbre à l’habitation Clément à la demande de monsieur Bernard Hayot. À l’époque, j’ai écrit qu’Aimé Césaire ne peut pas faire d’acte gratuit et que son acceptation était sans doute aucun un message fort. Me suis-je trompé?

Oh, il ne faut pas tout ramener à cela. Un jour monsieur Bernard Hayot m’invite pour inaugurer quelque chose, je n’avais aucune envie particulière de le faire, mais de quoi cela aura l’air, me suis-je dit. Et j’y suis allé. Il s’agissait de planter un courbaril. L’Hymenea courbaril. Pourquoi avait-il choisi cet arbre? Je n’en sais rien mais cela m’a donné à réfléchir, comme tout ce que je vois dans la nature. L’Hymenea courbaril est comme ça (les deux doigts de la main vers le haut). Il a deux feuilles, ces feuilles le soir sont comme ça (les deux doigts de la main vers le bas). Elles se mélangent et forment une seule feuille. L’Hymenea, rappelez-vous, l’hymen c’est le mariage. Ces deux feuilles que font-elle la nuit ensemble?

Êtes-vous en train de me dire que si vous, vous ne pensiez pas particulièrement à un message fort, monsieur Bernard Hayot, en choisissant cet arbre-là, et pas un autre, lui, avait un message fort à faire passer?

Peut-être.
Pourquoi pas?

Propos recueillis par
Tony Delsham

boule

 Viré monté