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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

2. Une pensée complexe et paradoxale

Jean Bernabé

12.12.2011

Fanon est un penseur qui tient à regarder la réalité dans sa complexité et ses paradoxes. Sa pensée est donc à la mesure des caractéristiques d’un monde dans lequel il pressent, avec une remarquable intuition, qu’on ne peut plus se satisfaire des oppositions binaires et simplistes.

Grand pourfendeur de la traite et de l’esclavage, Fanon refuse d’être esclave de l’esclavage. Analyste sans complaisance de l’aliénation, Fanon dénonce la recherche de la lactification (c'est-à-dire le processus à travers lequel on se blanchit psychologiquement, voire physiquement!) et dans le même temps, il refuse de se voir assigner toute identité nègre. Pourquoi? Parce qu’à son avis le Nègre n’existe pas, c’est une construction du Blanc. En cela, il rejoint Césaire, qui affirme que la Négritude sera indispensable tant qu’il y aura des Nègres, et qu’il y aura des Nègres tant qu’il y aura des Blancs! Bref, derrière le Nègre et le Blanc, il veut voir l’humain, sans pour autant jamais avoir la naïveté d’escamoter les relations de pouvoir, de domination et de prédation établies par l’Occident.

Le racisme est une maladie contagieuse importée par une certaine pensée européenne

La lutte contre le racisme, produit dérivé de la traite, de l’esclavage et de la colonisation (et non l’inverse), constitue un des objectifs centraux de Fanon. Il  n’exonère pas pour autant le colonisé de tous les maux, qui, par réaction en chaîne, contaminent aussi ses pratiques sociales. C’est ainsi, par exemple, le cas du machisme généralisé de la société: dans la plantation, le maître domine sa femme, tous deux dominant les esclaves, parmi lesquels l’esclave-homme domine l’esclave-femme. Conclusion: la femme noire est celle qui subit tout le poids de la domination esclavagiste et coloniale. 

Sur l’universalisme

La philosophie dite des Lumières constituent l’apogée de l’humanisme occidental. Elle a, certes, produit des avancées tout à fait extraordinaires et méritoires, mais à travers ses inévitables aveuglements idéologiques, elle a servi de caution aux pratiques prédatrices et aux ambitions hégémoniques de l’Occident. Promue par cette philosophie, la notion d’universalisme, par exemple, est remise en cause par Fanon pour son caractère à la fois abstrait et, en définitive, ethnocentrique. Pour illustrer l’inadéquation de ce concept, j’aime à recourir à l’exemple de l’espéranto. Voilà, en effet, une langue artificielle, créée dans le but d’assurer une communication entre tous les humains et qui, à ce titre, se prétend universelle alors que les traits linguistiques qui la composent ne renvoient qu’au domaine des langues européennes, à l’exclusion de toute autre. Ni l’Afrique, ni l’Asie, ni l’Amérique, dans sa dimension amérindienne, ne peuvent s’y reconnaître. Qu’est-ce qu’un universel qui se limite à l’Europe?

La pensée dite moderne, je veux dire, celle issue en Occident de la rencontre de l’Ancien et du «Nouveau Monde», est donc réévaluée, retraitée par Fanon, dont l’objectif fondamental est non pas d’emprisonner l’Homme dans le filet des abstractions métaphysiques aliénantes, mais au contraire, selon une de ses expressions favorites, de le «lâcher». Fanon ne s’estime pas au-dessus des autres colonisés, à l’abri de l’aliénation qui les frappe. Loin de fuir les contradictions, il assume ces dernières en les vivant de l’intérieur. S’il dénonce avec une vigueur souvent sarcastique les travers imputables à une acculturation imposée, il ne s’en exonère pas forcément. C’est à travers sa propre expérience, éclairée et confortée par ses observations de psychiatre, qu’il analyse les maux de nos sociétés.

Au plus près de l’existence

La dimension existentielle de la pensée de Fanon rejoint les principes de l’existentialisme sartrien. Pour autant, cette pensée n’est pas soumise à celle de Sartre. Fanon a, certes, été très marqué par la philosophie de ce dernier, qui, à l’époque (fin des années 50 et années 60) connaît son apogée, mais il ne se départit pas pour autant de son esprit critique. Si cette liberté intellectuelle n’entend pas se donner en exemple, elle n’en constitue pas moins une source objective d’inspiration pour toute personne soucieuse de décrypter les réalités du monde avec tout à la fois une humilité et une clairvoyance inscrites dans une grande exigence éthique.

À titre d’exemple, je m’engage dans une réflexion sur le concept d’identité tel qu’ordinairement appliqué aux peuples. Il me semble fournir une matière opportune à une thématique qui, si elle n’a pas été traitée dans la lettre même de l’œuvre de Fanon, mérite d’être abordée avec la liberté d’esprit et l’effort de lucidité qui caractérisent son entreprise.


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