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Article publié dans la Revue transatlantique d’études suisses de l’Université de Montréal, 8/9, 2018/19

Le rôle de l’oralité kreyòl
dans les deux lodyans principaux de Justin Lhérisson

Frenand Léger Carleton University

Rezime

Justin Lherisson se yon ekriven ayisyen enpòtan ki t ap evolye pandan periyòd koumansman XXe syèk la. Motivasyon l nan chache orijinalite pou literati ayisyen an te fè l rive pwodui yon kalite zèv fiksyon naratif ki pa t egziste oparavan. Fiksyon naratif Lhérisson an reprezante reyalite sosyoistorik ayisyen an ansanm ak dimansyon trajikomik konplèks ki karakterize l la. Nan zèv li yo ki ekri nan lang franse, Lherisson sèvi avèk kèk teknik retorik klasik nan yon fason ki orijinal tout bon vre, men sa ki fè orijinalite espesifik zèv naratif li yo se yon estetik tout nèf li te kreye epi eksperimante nan fason li rakonte istwa ak nan fason li itilize lang franse ak kreyòl. Teknik ekriti orijinal Lherisson an ta sanble enfliyanse pi fò gwo mouvman ak konsèp pòskolonyal ki egziste, tankou négritude, antillanité ak créolité. Nan atik sa a, nou pwopoze yon analiz tout nèf sou Les Fortunes de chez nous: La Famille des Pitite-Caille (1905) ak Zoune chez sa ninnaine (1906) ki fokalize espesyalman sou fason Lherisson sèvi avèk lang franse ak kreyòl pou l rakonte. Analiz zèv sa yo ede nou detèminen jiska ki pwen nouvo powetik rakontay Lherisson an pèmèt li leve yon gwo defi difisil, ki se rakonte reyalite ayisyen an, ki li menm makònnen ak lang kreyòl oral la, atravè yon zèv literè otè a konsevwa epi ekri prensipalman nan lang franse.

Résumé

Motivé par la recherche de l’authenticité, Justin Lhérisson, auteur majeur de la littérature haïtienne du début du XXe siècle, a réussi, comme personne d’autre avant lui, à produire un type spécifique de fiction narrative qui reproduit littérairement la complexe dimension tragi-comique de la réalité socio-historique haïtienne. Dans ses œuvres d’expression française, Lhérisson a certes fait un usage original de certains procédés rhétoriques classiques, mais l’originalité particulière de son écriture réside plutôt dans une esthétique avant-gardiste expérimentée sur les plans diégétique et langagier. Sa technique d’écriture inédite semble avoir influencé la plupart des grands mouvements et concepts de décentrement littéraire postcoloniaux connus, tels que la négritude, l’antillanité et la créolité. Cet article propose une nouvelle lecture de Les Fortunes de chez nous: La Famille des Pitite-Caille (1905) et Zoune chez sa ninnaine (1906) en se focalisant particulièrement sur l’aspect langagier afin de déterminer dans quelle mesure la poétique romanesque novatrice de Lhérisson lui a permis de relever le défi difficile de dire authentiquement la réalité liée au kreyòl, langue haïtienne orale, dans un texte littéraire conçu et écrit principalement en langue française.

Abstract  

Justin Lhérisson, a leading early twentieth century Haitian writer driven by a quest for authenticity, succeeded in creating a distinctive type of literary work of fiction written in French that reproduces, with unprecedented originality, the complex tragicomic dimension of the Haitian socio-historical reality. What makes Lhérisson’s work truly unique are not merely the classical rhetorical techniques he employed in an original manner, but also the avant-garde aesthetic he was the first to experiment on both the diegetic and the linguistic levels of his fiction. His aesthetic innovation has probably influenced most of the major postcolonial literary movements and concepts, such as négritude, antillanité and créolité. In this article, which provides new insights into Lhérisson’s Les Fortunes de chez nous: La Famille des Pitite-Caille (1905) and Zoune chez sa ninnaine (1906), I focus on the linguistic aspect of these works to determine the extent to which the innovative aesthetic experimented enabled the author to take up the difficult challenge of representing authentically the reality related to Kreyòl, Haiti’s oral language, in a literary text conceived and written mainly in the French language.

Zusammenfassung

In seiner Suche nach Authentizität hat es Justin Lhérisson, einer der wichtigsten Autoren der haitianischen Literatur des frühen zwanzigsten Jahrhunderts, wie kein anderer geschafft, eine bestimmte Art von fiktionaler Erzählung zu erzeugen, die die komplexe tragikomische Dimension der haitianischen sozio-historischen Wirklichkeit im wahrsten Sinne des Wortes reproduziert. In seinen Werken in französischer Sprache hat Lhérisson einige der klassischen rhetorischen Formeln auf originelle Weise verwendet, doch die besondere Originalität seines Schreibens liegt vor allem in der avantgardistischen Ästhetik, mit der auf diegetischer und sprachlicher Ebene experimentiert wird. Seine innovative Schreibtechnik scheint die meisten der bekannten postkolonialen Bewegungen und Konzepte der literarischen Dezentrierung (négritude, antillanité oder créolité) beeinflusst zu haben. Dieser Artikel bietet eine neue Analyse von La Famille des Pitite-Caille (1905) und Zoune chez sa ninnaine (1906); er fokussiert insbesondere auf die sprachlichen Aspekte, um herauszuarbeiten, inwieweit Lhérissons innovative Roman-Poetik ermöglichte, die schwierige Herausforderung zu meistern, in einem literarischen, hauptsächlich in französischer Sprache konzipierten und geschriebenen Text, die tatsächlich gelebte Realität, die vor allem auf Kreyòl, Haitis mündlicher Sprache, stattfindet, abzubilden.

* * *

La question du choix de la langue d’écriture dans la littérature antillaise est indissociable de la question identitaire. Dans les années 1930, le trio composé d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et de Léon-Gontran Damas fonde le mouvement de la Négritude dans le but de valoriser l’identité ‘nègre’ et de défendre les valeurs culturelles qui lui sont associées. Une trentaine d’années plus tard, le Martiniquais Édouard Glissant développe le concept d’antillanité qui affirme la spécificité des Antilles dans leur diversité, leurs langues et leurs histoires. Les idées de Glissant sur l’identité antillaise ont inspiré vers la fin des années 1980 le mouvement littéraire, culturel et politique de la Créolité qui entend défendre les valeurs culturelles propres aux Créoles des Antilles françaises et continuer, à travers l’écriture et l’usage des langues créoles, la quête identitaire commencée par la Négritude et l’Antillanité. Les idées fondatrices du mouvement de la Créolité sont présentées dans un ouvrage manifeste intitulé Éloge à la créolité publié en 1989 par les Martiniquais Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. La valeur théorique du concept de créolité est toutefois mise en question par Jacky Dahomay qui, dès la parution du manifeste, écrit un article pour en dénoncer le manque de rigueur et les multiples contradictions qui s’y trouvent. Il affirme que les auteurs de l’Éloge «ne cessent d’affirmer une chose pour la nier ensuite» (1989, 120). La première contradiction que Dahomay relève dans l’Éloge se situe dans l’emploi de la méthode phénoménologique empruntée paradoxalement à la philosophie occidentale pour affirmer l’identité créole. Une autre contradiction réside dans le fait de présenter l’oralité traditionnelle comme l’essence d’une littérature créole «qui ne déroge [pourtant] en rien aux exigences modernes de l’écrit» (Bernabé et al. 1993, 36). La critique de Dahomay s’attaque à d’autres aspects contradictoires du mouvement de la Créolité. Il pointe du doigt le choix des fondateurs du mouvement d’écrire en français au détriment du code écrit de la langue créole, ainsi que le nouvel exotisme déguisé observé dans leurs œuvres alors qu’ils dénoncent cette tendance dans le manifeste. À cause des multiples ambiguïtés que présente l’Éloge, d’autres critiques, tels que Robert Fournier (1995), Michel Giraud (1997), Roger Toumson (1998), Rafael Lucas (1999) et Alexie Tchyeuyap (2001), n’ont pas hésité à rejoindre le point de vue de Dahomay.

Dans l’Éloge, que Lucas considère comme un «manger-cochon» théorique, c’est-à-dire un galimatias, les pères fondateurs de la Créolité préconisent de «procéder à l’insémination de la parole créole dans l’écrit neuf» (1993, 36) par la création d’œuvres littéraires qui s’enracinent dans «les configurations traditionnelles de notre oralité» (Ibid.). Ils recommandent aux écrivains créoles de puiser dans «l’oralité créole traditionnelle où sommeille une bonne part de [leur] être» (Ibid., 35). Il importe de souligner ici qu’il n’y a pas grand-chose de ce qui est recommandé dans ce manifeste qui n’ait pas été pensé au XIXe siècle et mis en œuvre dès le début du XXe siècle en Haïti, pays pourtant très peu représenté dans le mouvement martiniquais de la Créolité. Une bonne part de ce que prônent les tenants de la créolité, de la négritude et de l’antillanité avait en effet été discuté dans des articles de réflexion théorique et mise en pratique dans l’œuvre de certains écrivains haïtiens de l’École de 1836 et dans celle des écrivains réalistes de la Génération de la Ronde (1889-1915). Leur souci de fidélité à la réalité haïtienne a poussé ces écrivains à puiser dans les traditions africaines et dans l’oralité haïtienne. Comme l’‘haïtianité’ est une prise de conscience, une volonté de mise en valeur des aspects ‘nègres’ et créoles de l’identité culturelle haïtienne, on peut soutenir qu’en affirmant explicitement l’‘haïtianité’ de leurs œuvres, les écrivains haïtiens du XIXe siècle ont été en quelque sorte à l’avant-garde de l’Indigénisme1, de la Négritude, de l’Antillanité et de la Créolité.

Si l’utilisation de la langue française pour l’écriture de leurs œuvres rendait ambiguë la position de la plupart des écrivains haïtiens – comme c’est le cas d’ailleurs pour presque tous les écrivains défenseurs des trois courants d’idées ci-dessus mentionnés – ils ont néanmoins essayé, même si c’est à travers le français, de réhabiliter la ‘race noire’, ses coutumes, ses mœurs, ses croyances, bref sa vie socio-culturelle. Étant un élément fondamental de l’identité culturelle des anciennes colonies françaises des Antilles – Haïti et les petites Antilles –, la langue créole a toujours été présente dans l’écriture haïtienne. Parmi les auteurs de récits haïtiens qui ont inséré le kreyòl2 dans leur écriture d’expression française, Justin Lhérisson est selon la critique celui qui l’a fait avec le plus de perspicacité. Il s’agit dans cet article d’étudier ses deux lodyans principaux, Les Fortunes de chez nous : La Famille des Pitite-Caille (1905) et Zoune chez sa ninnaine (1906), en se focalisant particulièrement sur les procédés qu’il emploie pour dire originalement la réalité kreyòl en langue française. Précisons que le ‘lodyans3 habituellement appelé ‘audience’ en français d’Haïti, est un terme kreyòl désignant un genre de récit qui serait, selon certains chercheurs, spécifique à l’oraliture haïtienne. Ce genre narratif, qui est une réalité de la tradition orale conçue et exprimée dans la langue kreyòl, a été pour la première fois exploité dans l’écriture haïtienne de langue française au début du XIXe siècle par Ignace Nau. On trouve plus tard certains aspects du lodyans dans Le vieux piquet (1884) de Louis Joseph Janvier. Mais, il faudra attendre le début du XXe siècle pour que des écrivains, tels que Justin Lhérisson et Fernand Hibbert, érigent le lodyans en un genre littéraire à part entière. Si notre lecture critique de Lhérisson, qui fait appel à la linguistique textuelle, se veut objective, elle n’appréhende pas les deux lodyans exclusivement au niveau des données textuelles. La dimension hors-textuelle, c’est-à-dire le milieu social haïtien dit ‘franco-créolophone’ dans lequel ces textes sont produits et auquel ils font référence, est également prise en compte dans notre analyse.  

1. Justin Lhérisson, sa vie et son œuvre

Un écrivain réaliste en quête d’une littérature authentiquement haïtienne

Avocat, journaliste, enseignant et historien, Alexis Michel Justin Lhérisson est né à Port-au-Prince, le 10 février 1873. Il est mort dans la même ville, le 15 novembre 1907. Lhérisson débute, sans grand succès, sa carrière littéraire par la publication de trois recueils de poèmes parnassiens: Myrtha (1892), Les chants de l’aurore (1893) et Passe-Temps (1893). Avec ses amis, l’historien Windsor Bellegarde et le poète Seymour Pradel, il crée d’abord la revue littéraire Jeune Haïti (1893-1898). Il fonde ensuite le quotidien Le Soir (1898-1907) qu’il dirige seul jusqu’à sa mort. Dans Le Soir, il publie, à partir de 1899, une longue série de chroniques prenant la forme du lodyans, qui était jusqu’alors un genre de récit populaire appartenant à la tradition orale kreyòl. Lhérisson est également connu pour avoir écrit les paroles de l’hymne national haïtien, La Dessalinienne (1903). Plus tard, il publie les deux longs lodyans, mentionnés plus haut, qui ont l’ont rendu célèbre en Haïti. Si Lhérisson est resté si populaire en Haïti, c’est grâce à ces deux récits de fiction qualifiés traditionnellement de courts romans par certains critiques et de longues nouvelles par d’autres. Or, dans l’incipit de La Famille des Pitite-Caille, Lhérisson a pris le soin de préciser pour les lecteurs que son texte «ne sera ni une charge, ni un roman; ce sera tout simplement une audience à la vieille manière haïtienne, à la bonne franquette» (La Famille4, 16).

Si, grâce à son premier roman intitulé Thémistocle-Épaminondas Labasterre (1901) et à son essai Autour de deux romans (1903), Frédéric Marcelin (1848-1917) est considéré par la critique comme celui qui a donné le ton pour la production de récits réalistes typiquement haïtiens, Lhérisson reste néanmoins, parmi les «romanciers nationaux» haïtiens du début du XXe siècle, le prosateur qui s’est le plus démarqué de la tradition littéraire française. À travers ses lodyans, qui constituent des tableaux vivants de la réalité haïtienne, l’auteura en effet réussi à représenter littérairement un bon nombre de pratiques culturelles, politiques et langagières propres aux Haïtiens. Comment construire des récits littéraires qui s’écartent des canons français à une époque où la production littéraire d’Haïti était encore largement tributaire de celle de l’ex-métropole ? Voilà la question fondamentale à laquelle Lhérisson a tenté d’apporter une réponse valable par la création de La Famille et de Zoune. Les lodyans de Lhérisson occupent, grâce à leur ancienneté et à leur originalité thématique et formelle, une place essentielle dans la littérature haïtienne et dans la littérature d’expression française de la Caraïbe. Ces lodyans posent un grand nombre de problèmes socioculturels, politiques et économiques fondamentaux qui minent les sociétés anciennement colonisées par la France. Pour construire un récit authentiquement haïtien dans sa forme et dans son contenu, Lhérisson emploie une série de «stratégies éditoriales, scriptoriales et narratoriales » (Jonassaint, 1992, 40) qui consistent principalement à raconter l’Haïti politique et sociale du début du XXe siècle de manière réaliste tout en s’éloignant le plus possible des canons de la littérature réaliste française.

Deux textes devenus ‘classiques’: La Famille et Zoune

Considéré comme le premier lodyans important de la littérature haïtienne, La Famille ne se distingue de Zoune que par le sujet traité. La Famille, publié pour la première fois à Port-au-Prince, en 1905, raconte la tragique histoire de la famille des Pitite-Caille. Le premier de cette lignée familiale est un jeune esclave de maison qui s’appelait à l’origine Damvala. Adopté par un couple de colons qui le traitent comme un fils, Damvala est surnommé Pitite-caille5 par les autres esclaves de l’habitation coloniale. À sa mort en 1838, Pitite-Caille avait 69 enfants parmi lesquels Eliézer, le seul fils légitime. Éliézer Pitite-Caille, qui se met en ménage avec une tireuse de carte martiniquaise nommée Vélléda, acquiert grâce à celle-ci une fortune qui lui permet de se marier et de séjourner en France. Leurs deux enfants, Étienne et Lucine, font leurs études à Paris.De retour en Haïti, Éliézer se lance dans la politique malgré les tentatives de sa femme pour l’en dissuader. Sa popularité croissante inquiète le pouvoir en place qui s’arrange pour le faire emprisonner jusqu’à la fin des élections. À la fin, il meurt d’une crise d’apoplexie à cause de la brutalité du traitement dont il a été victime pendant son séjour en prison. À la suite de la mort de leur père, Étienne et Lucine rentrent en Haïti où ils gaspillent leur héritage. Lucine épouse un certain Cabatoute qui, après l’avoir trompée, maltraitée et dépossédée de son argent, finit par causer sa mort en lui donnant un coup de pied au bas-ventre alors qu’elle est enceinte. Étienne, refusant de travailler, se ruine complètement par son train de vie luxueux. Quant à Velléda, elle devient l’une des multiples maîtresses d’un des militaires hauts gradés du régime qui a contribué à la mort de son mari.

Zoune, le deuxième lodyans de Lhérisson est paru à Port-au-Prince en 1906. C’est l’histoire d’une petite fille de la campagne haïtienne. Les parents de Zoune, son père Ticoq et sa mère Sor Poum, sont trop pauvres pour subvenir aux besoins de leur fille. Ils décident de la confier à sa marraine, Mme Boyote, une commerçante de Port-au-Prince. La petite Zoune est dans un état misérable quand Mme Boyote la reçoit. Mais, grâce aux bons soins de sa marraine, la petite paysanne devient une belle et séduisante jeune fille convoitée par tous les hommes du quartier. Même le colonel Cadet Jacques, l’amant de Mme Boyote, qui est censé être un père adoptif pour Zoune, essaie à maintes reprises d’avoir des rapports sexuels avec elle. Malgré les multiples tentatives du colonel, Zoune ne cède pas. Elle finit par dénoncer le colonel à sa marraine. Folle de jalousie, Mme Boyote administre une volée à sa filleule avec une violence telle qu’elle manque de l’étrangler. Le lendemain, Zoune, chassée de la maison par sa marraine, se retrouve dans la rue, et doit donc faire face toute seule à la dure réalité de la vie à Port-au-Prince.

Malgré la relative brièveté et l’apparente simplicité de l’intrigue de La Famille et de Zoune, ces lodyans demeurent des classiques du genre en grande partie parce qu’ils s’inscrivent tous les deux dans une problématique socioculturelle typiquement haïtienne à une époque où la littérature produite en Haïti cherchait encore son autonomie par rapport à celle de la France. Si La Famille décrit le milieu urbain, ses bourgeois, ses militaires, ses hommes politiques et ses prolétaires mal dégrossis, Zoune s’intéresse plus au monde des paysans et aussi, dans une certaine mesure, à celui des petits commerçants de Port-au-Prince. Hormis cette différence de contenu, les deux lodyans sont pratiquement identiques dans leur forme, dans leur structure dramatique et dans leur but. Ils partagent en effet plusieurs éléments, notamment l’observation des mœurs locales, la satire politique et sociale, la critique de certains aspects négatifs de la culture haïtienne et une structure narrative empruntée au récit haïtien de tradition orale.

2. L’usage de la langue kreyòl: de la réalité sociale à l’œuvre littéraire

 L’apparition de la langue majoritaire chez F. Marcelin et ses contemporains

Il n’est pas inutile de rappeler que l’usage de la langue kreyòl dans les lodyans de Lhérisson s’inscrit dans la logique du ‘faire vrai’ puisque la majorité des citoyens haïtiens sont des locuteurs créolophones unilingues. Étant la langue que la quasi-totalité des Haïtiens utilisent pour communiquer, pour exprimer leur vision du monde et s’identifier comme nation, le kreyòl constitue le véhicule privilégié de la tradition populaire haïtienne. Il convient cependant de préciser que si le kreyòl est la seule langue parlée par pratiquement l’ensemble des Haïtiens et surtout celle dans laquelle la littérature orale de ce peuple est exprimée, le français demeure la langue écrite d’Haïti dans presque tous les domaines du savoir. Pendant longtemps, l’enfant haïtien apprenait en effet à parler en kreyòl, mais à lire et à écrire uniquement en français s’il avait la chance de fréquenter l’école. Cette réalité a évidemment eu de sérieuses conséquences sur la production littéraire. Étant un genre de tradition orale, les lodyans sont racontés en kreyòl. Mais quand les écrivains du début du XXe siècle ont décidé d’en produire à l’écrit, ils n’avaient pas d’autres choix que d’utiliser la langue de l’écrit qui était exclusivement le français, puisqu’à l’époque le kreyòl n’était pas considéré comme une langue à part entière digne d’accéder à tous les registres de l’activité langagière. Au temps de Lhérisson, aucune étude linguistique n’avait encore été faite sur le kreyòl. La langue de la majorité du peuple haïtien ne possédait ni grammaire normative et descriptive, ni orthographe propre, ni littérature écrite et ne pouvait faire l’objet d’un enseignement systématique. Reléguée à l’oralité et à l’usage informel, elle était alors, selon les intellectuels de l’époque, ‘une espèce de baragouinage’, ‘une forme corrompue du français’ pour laquelle il n’y avait aucun lectorat.

À une époque où les ‘romanciers nationaux’ commençaient à mettre en place une tradition de récits réalistes haïtiens, ils ont dû faire face au dilemme imposé par la cohabitation du kreyòl et du français en Haïti. Si rédiger leurs œuvres en français, langue de la culture et du pouvoir, s’imposait aux écrivains du début du XXe siècle, certains tenaient néanmoins à rester fidèles à leur statut de locuteur du kreyòl. Dans une telle situation où l’écrivain devait se situer par rapport à ces deux langues véhiculant deux visions différentes du monde, une question fondamentale s’est imposée. Comment une œuvre littéraire d’expression française peut-elle représenter la réalité haïtienne et véhiculer une vision haïtienne du monde de manière authentique? Autrement dit, comment l’écrivain haïtien peut-il parvenir à rester fidèle à la réalité linguistique et culturelle de la communauté haïtienne, majoritairement créolophone unilingue, à travers une œuvre écrite en français? Par ses trois romans publiés à Paris entre 1901 et 1903, Frédéric Marcelin est l’un des premiers ‘romanciers nationaux’ haïtiens à avoir démontré que l’usage du kreyòl dans le texte littéraire pouvait constituer un moyen plus ou moins efficace d’affirmer l’haïtianité d’une œuvre écrite en français. Des écrivains de la même génération que Marcelin, notamment Fernand Hibbert, Justin Lhérisson et Antoine Innocent, ont suivi ses traces par la production d’un ensemble de récits réalistes adoptant un style qui porte à des degrés divers les marques de la tradition orale kreyòl. On retrouve la même tendance chez la plupart des écrivains indigénistes haïtiens ainsi que chez certains contemporains comme Gary Victor (v. Léger 2016), Verly Dabel et Margaret Papillon par exemple.

De la ‘diglossie enchâssée’ à la multiplication des registres langagiers chez Lhérisson

Pour rester conforme à la réalité sociolinguistique haïtienne, qui est selon certains linguistes une situation plus proche de la diglossie que du bilinguisme, ces écrivains ont créé ce que Laroche (1991) appelle des récits «diglottes». Empruntée à Jean Psichari (1928) et à Charles Ferguson (1959), la notion de diglossie est définie par Joshua Fishman (1971) comme la situation qui caractérise un individu ou une communauté utilisant deux langues qui n’ont pas le même statut social et qui par conséquent ne remplissent pas les mêmes fonctions. Robert Chaudenson corrobore les propos de Fishman en définissant, pour sa part, la diglossie comme la « coexistence inégalitaire de deux langues au sein d’une même communauté linguistique » (Chaudenson 1984, 21-22). Pour parler de diglossie ou de bilinguisme chez un locuteur ou chez un groupe de locuteurs, il faut qu’ils soient en contact avec au moins deux langues. Or, il se trouve que le français n’est pas réellement une langue seconde pour la grande majorité de la population haïtienne créolophone unilingue. La situation n’était pas différente à l’époque de Lhérisson. C’est, entre autres, l’un des facteurs qui permettent d’invalider le concept de diglossie6 dans le contexte haïtien. Cela dit, on ne saurait nier le fait qu’en tant que langue officielle en Haïti, le français a toujours été utilisé par une frange de la population haïtienne francophone bilingue dont on ne connaît pas le nombre exact. C’est précisément à l’intérieur de ce sous-groupe restreint de locuteurs franco-créolophones qu’il convient de parler de diglossie selon le sens proposé par Fishman et Chaudenson, car l’usage que l’on y fait du kreyòl, langue vernaculaire dévalorisée, diffère grandement de celui du français, langue véhiculaire prestigieuse. En fait, la différence fonctionnelle entre les deux langues en milieu urbain scolarisé semble être l’élément déterminant qui permet de parler de «diglossie enchâssée» (Calvet 1987, 47) dans le cas d’Haïti, par opposition à une diglossie généralisée à l’ensemble de la société – comme par exemple en Suisse allemande.

Pour reproduire cette situation sociolinguistique dans ses lodyans, Lhérisson a en effet produit une écriture dite «diglottique», mais comment s’y est-il pris ? À ce sujet, Shelton affirme que «Lhérisson plus qu’aucun autre écrivain haïtien a fait du langage le champ privilégié de son esthétique romanesque. Il a recours à tous les registres du parler haïtien, créole, français, français créolisé et les langages mitoyens » (Shelton 1993, 170). Pompilus est plus précis encore quand il souligne qu’il existe quatre registres de langue dans les deux lodyans de Lhérisson:

  1. un français correct et pur;
  2. un français plus ou moins dialectalisé et panaché d’haïtianismes appartenant au lexique;
  3. un français fortement créolisé dans la bouche de Boutenègre;
  4. un créole naturel et pur (Pompilus 1979, 45).

Si, sur cet aspect précis de la question, les affirmations de Shelton et de Pompilus restent incontestables, il me semble néanmoins utile de souligner que, quoique s’inspirant de l’oralité kreyòl, La Famille et Zoune sont avant tout des œuvres littéraires d’expression française, dans lesquelles la langue kreyòl est insérée dans un souci de vraisemblance et d’originalité. La preuve, c’est qu’il est possible d’enlever tous les passages écrits en kreyòl dans ces œuvres sans les dénaturer complètement. Ce faisant, elles perdraient naturellement une bonne part de la vraisemblance et de l’authenticité toute haïtienne qui font d’elles ce genre spécifique appelé lodyans, mais elles continueraient d’exister en tant qu’œuvres littéraires haïtiennes d’expression française comme c’est le cas d’ailleurs pour la grande majorité de la production littéraire haïtienne et antillaise. Compte tenu de la situation du kreyòl à l’époque de Lhérisson, il serait évidemment très difficile de concevoir le scénario inverse, c’est-à-dire de produire des récits littéraires écrits entièrement en kreyòl dans lesquels l’auteur déciderait d’inclure ou non des éléments de la langue française.

Le passage de l’oral à l’écrit: vers une modernité haïtienne ou ‘francophone’?

Il est ici question d’un aspect essentiel de la problématique linguistique dans laquelle s’inscrivent les lodyans de Lhérisson. Le passage de l’oral à l’écrit, opéré par la production des premiers lodyans littéraires ne constitue pas le passage de la littérature orale d’une langue à la littérature écrite de cette même langue. Il importe de garder en tête que, vu le contexte de son époque, Lhérisson était contraint d’utiliser le code écrit du français pour passer de l’oraliture7 haïtienne exprimée en kreyòl, non pas à la littérature haïtienne d’expression kreyòl, mais plutôt à une littérature haïtienne d’expression française. Cette situation illustre bien la hiérarchie qui existe entre le kreyòl et le français et plus précisément la position inférieure du premier par rapport au second. Si le passage de l’oralité à l’écriture est une transition de la tradition à la modernité, Laroche avait raison de soutenir que la transition de l’oral à l’écrit dans le contexte haïtien est le « passage d’une tradition non pas à sa modernité mais à une autre modernité » (Laroche 1991, 23-24). Si le français jouit encore aujourd’hui du statut de langue internationale, c’est en grande partie grâce à l’apport des locuteurs originaires des anciennes colonies françaises. Sinon, comment expliquer le fait qu’on attribue de plus en plus à des écrivains de nationalité non française des récompenses et des prix littéraires prestigieux réservés auparavant aux écrivains français de France ? N’est-ce pas parce que ces écrivains francophiles africains, haïtiens et autres représentent aux yeux de la France des défenseurs d’une francophonie actuellement menacée ? Dans de telles circonstances, il y a lieu de se demander en quoi les écrivains haïtiens ‘franco-créolophones’, qui écrivent encore pour la plupart exclusivement en langue française, font réellement la fierté d’Haïti, un pays créolophone où la majorité des citoyens ne parlent ni ne lisent la langue française.

Sans tomber dans l’anachronisme, il serait intéressant de savoir quelle aurait été la position de Lhérisson par rapport au statut de la langue kreyòl en Haïti si les circonstances socio-historiques ne lui avaient pas imposé l’usage littéraire du français? Placé dans le contexte actuel, aurait-il une attitude différente de celle de ces écrivains haïtiens contemporains qui écrivent uniquement en français ? Serait-il disposé à faire une réelle promotion littéraire du kreyòl par la production d’œuvres écrites essentiellement dans cette langue ? S’il est difficile de répondre objectivement à ces questions, elles restent malgré tout pertinentes quand on sait que Marcelin, celui qui a initié cette tradition de récits littéraires investissant le texte de contenus kreyòl, passe aux yeux de la critique haïtienne comme le «plus parisien»8 des écrivains haïtiens. Dans son chapitre «Le romancier et le langage», Shelton soutient que Marcelin, appartenant à cette bourgeoisie haïtienne mulâtre privilégiée fortement imprégnée de culture française, «n’assume pas le créole comme sa langue ou comme une possibilité d’expression originale. Il s’en sert comme le ferait un observateur étranger ou un touriste pour nommer ici et là des objets exotiques, non pas comme moyen d’articuler une vision haïtienne du monde» (Shelton 1993, 169). Quoique d’une autre époque, les auteurs de l’Éloge de la créolité voient dans l’œuvre des écrivains comme Marcelin une «écriture régionale, dite doudouiste, donc pélliculaire : autre manière d’être extérieur» (Bernabé et al. 1993, 16). Sachant que l’œuvre de Lhérisson s’inscrit dans la lignée de celle de Marcelin, il y a lieu de se demander dans quelle mesure l’auteur-lodyansè se démarque du romancier haïtien ‘parisien’ en ce qui concerne l’usage du kreyòl.

3. L’inscription du kreyòl dans La Famille et dans Zoune

En toute objectivité, on peut difficilement prétendre juger du degré de considération de Lhérisson pour la langue et la culture haïtienne populaire en se basant uniquement sur son œuvre, mais il est possible de se faire une certaine idée de ses intentions et de ses motivations en étudiant la façon dont il utilise le kreyòl par rapport au français dans ses deux lodyans. Partant du fait que La Famille et Zoune sont des œuvres écrites en français mais truffées de tournures et de longs passages en kreyòl, il me semble logique de porter mon attention sur les procédés dont Lhérisson se sert pour insérer le kreyòl dans les deux lodyans. Il utilise principalement cinq modes d’inscription:

  1. insertion minimale du lexique kreyòl dans la phrase française;
  2. insertion de néologismes créés à partir des deux langues;
  3. insertion de variantes topolectales ou haïtianismes;
  4. insertion d’interférences lexicales et phonologiques entre les deux langues;
  5. insertion du kreyòl pur parallèlement au texte français.

Tandis que les trois premiers procédés utilisent la voix du narrateur omniscient et celle de l’auteur pour incorporer le kreyòl dans les lodyans, le quatrième se sert principalement de la voix des personnages unilingues. Quant au dernier procédé, à l’instar du quatrième, il met surtout à profit la voix des personnages unilingues, mais aussi, dans une moindre mesure, celle du narrateur omniscient. Selon Shelton, toute cette stratégie déployée par Lhérisson pour introduire le kreyòl dans ses lodyans «demeure un artifice dont la fonction première est de faire rire» (Shelton 1993, 171-172). Elle n’hésite pas à ajouter que «Lhérisson, en employant le créole ne vise pas vraiment à recréer une synchronie qui ratifie le réalisme de la narration» (Ibid., 171). Mon analyse des cinq procédés ci-dessus mentionnés m’incite à conclure, contrairement à Shelton, que l’usage du kreyòl chez Lhérisson, quoiqu’il ait des effets comiques dans certains cas, vise principalement à donner l’illusion du réel. Par l’utilisation du kreyòl et d’autres éléments discursifs, Lhérisson tend en effet à une certaine conformité avec le réel haïtien. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser le titre des deux lodyans dans lesquels le premier procédé d’insertion du kreyòl est mis en œuvre.

Le procédé d’insertion minimale du lexique kreyòl

Le procédé d’insertion minimale du lexique kreyòl dans la phrase française consiste à insérer un ou deux éléments lexicaux de la langue kreyòl dans une structure française qui elle-même peut être une phrase verbale ou non verbale. Le titre complet du premier lodyans de Lhérisson c’est Les fortunes de chez nous: La Famille des Pitite-Caille. Le dernier mot du titre est un nom propre créé de toute pièce par l’auteur à partir de deux mots kreyòl : pitite qui signifie ‘enfant’ et caille ‘maison’ ou ‘chez-soi’. Ce titre clef de voûte décrit à lui seul l’ensemble du lodyans. Il met en place le lieu, le milieu, les thèmes et toute la dimension sociale haïtienne du texte de Lhérisson. Le thème même du livre est déjà inscrit dans ce titre à forte teneur idéologique puisque en utilisant les termes «chez nous» et «Pitite-Caille», il fait déjà référence à Haïti à deux reprises et dans les deux langues en usage dans le pays. Généralement, un bon titre joue un rôle primordial dans la relation du lecteur au texte. Comme indice d’organisation formelle, discursive et de contenu, il est censé fournir des informations essentielles sur l’œuvre dans sa globalité. Lhérisson l’a bien compris, car il utilise la même technique de composition dans le titre de son second lodyans, Zoune chez sa ninnaine. ‘Zoune’ est un prénom typiquement haïtien et ‘ninnaine’, le diminutif équivalent kreyòl pour le mot français ‘marraine’. Dans ce titre comportant seulement quatre mots, deux d’entre eux sont des termes kreyòl. Il est important de souligner qu’il s’agit de deux substantifs, c’est-à-dire les deux éléments discursifs les plus importants du titre. Lhérisson use d’un procédé discursif qui mise sur l’horizon d’attente du lecteur pour canaliser son interprétation du texte. Un tel titre induit un type de lecture spécifique, puisqu’il indique à n’importe quel lecteur haïtien averti que ce livre s’inscrit dans une problématique sociale typiquement haïtienne. L’emploi des substantifs kreyòl indique clairement que la substance de ce livre est haïtienne même s’il est écrit en français. Elle est haïtienne non seulement par l’introduction du kreyòl dans le texte, mais aussi par le fait qu’il s’agit d’un genre narratif propre à Haïti.

J’espère avoir démontré que l’emploi du kreyòl dans le titre des lodyans vise beaucoup plus à ancrer les œuvres dans la réalité haïtienne qu’à créer un quelconque effet comique. Il convient de rappeler que l’un des reproches fait fréquemment aux écrivains haïtiens et antillais a à voir avec la distance qu’ils prennent d’habitude par rapport au kreyòl utilisé trop souvent comme simple ornement linguistique. Cette distance réside dans le fait que le scripteur-narrateur n’utilise presque jamais le kreyòl, idiome réservé aux personnages d’origine modeste ou populaire. S’il est vrai, comme le souligne Shelton, que ce reproche s’applique à Marcelin, jusqu’ici rien ne permet de mettre Lhérisson dans le même lot. Puisque le titre d’une œuvre appartient à ce que Genette appelle (1987) le «paratexte auctorial», les mots kreyòl utilisés dans le titre des lodyans proviennent par conséquent de la voix de l’instance auctoriale, c’est-à-dire de Lhérisson lui-même. Il existe dans les deux lodyans un nombre élevé d’autres inscriptions du kreyòl dans la voix du narrateur omniscient qui montrent que Lhérisson assume sa situation de locuteur du kreyòl. Voici quelques exemples tirés de La Famille: «Pitite-Caille et Boutenègre, heureusement avait eu le temps de ouéter [se retirer]» (La Famille, 45); «On le soumit à l’épreuve du Ouété n’ânme [de l’abasourdissement]…» (Ibid., 61); «Il fut bouclé sur l’heure et brotté [traîné] en prison» (Ibid., 62). En voici d’autres passages provenants de Zoune: «au dire même des grands-mounes longtemps [personnes âgées], les petits mounes [jeunes] généralement étaient si peu hardis […]» (Zoune, 80); «Pour toute redevance, il ne réclamait de ses mammans-pitites [concubines, mères de ses enfants] que le boire, le manger et le coucher» (Ibid., 82); «Elle avait la tête couverte d’une chevelure gridape [crépue]» (Ibid., 95); «ils se sont attirés les madichons [malédictions] d’un vieillard» (Ibid., 97); «Les affaires sont mangonmin [la situation est grave]» (Ibid., 123). À noter que les mots kreyòl sont indiqués en italique par l’auteur lui-même et que certains d’entre eux sont traduits en français dans des notes infrapaginales. L’italique sert généralement à marquer le caractère étranger d’un mot, d’une expression ou à en souligner l’importance. Dans le contexte des lodyans, il semble jouer les deux fonctions. Les expressions kreyòl sont écrites en italique parce qu’elles étaient en effet étrangères à l’écrit littéraire aux temps de Lhérisson et aussi parce qu’elles ont une importance fondamentale dans le processus de vraisemblabilisation du récit. Soulignons que ces exemples d’insertion minimale du lexique kreyòl dans la phrase française proviennent tous de la voix de l’auteur par le truchement de son double, le narrateur-lodyansè Golimin.

Le procédé d’insertion de créations néologiques

Si les éléments lexicaux étrangers que Lhérisson introduit dans la phrase française sont de véritables mots kreyòl couramment utilisés en Haïti, il n’en est pas de même pour ceux qu’il insère dans les lodyans par le deuxième procédé. Ce deuxième mode d’inscription consiste en l’insertion de néologismes obtenus à partir des deux langues – c’est-à-dire des formations hybrides. Expliquons ce procédé à partir de quelques exemples tirés des deux lodyans. Dans La Famille, j’ai relevé plusieurs néologismes, mais je me contenterai d’en analyser que trois d’entre eux. Voyons d’abord le « mouricôrisme» (La Famille, 60) créé à partir de l’expression kreyòlmouri kò’, qui signifie littéralement ‘faire le mort’, auquel l’auteur ajoute le suffixe français ‘-isme’. Tel que traduit en bas de page par Lhérisson, le «mouricôrisme» c’est l’état de celui qui fait le mort, qui évite d’attirer l’attention, comme Éliézer a dû le faire après être sorti de prison. Il y a aussi le «razeurisme» (Ibid., 15) et le «pluminpoulisme» (Ibid., 76) qui sont créés de la même façon. Le néologisme «razeurisme» est formé du mot kreyòl razè prononcé «razeur » par les Haïtiens qui veulent se distinguer en imitant la prononciation française. Comme le mot kreyòlrazè’ signifie ‘fauché’, ‘dépourvu d’argent’, Lhérisson traduit son néologisme ‘razeurisme’ par «état de celui qui est sans argent». Le «pluminpoulisme» est quant à lui formé à partir de l’haïtianisme ‘plumer poule’ qui signifie ‘voler’, ‘dépouiller quelqu’un de ses biens’. Ce que Lhérisson appelle le «pluminpoulisme haïtien », c’est le comportement typique des fonctionnaires de l’État qui s’enrichissent en volant l’argent des contribuables.

Le procédé d’insertion de variantes topolectales au niveau lexico-sémantique

Discutons maintenant du troisième procédé linguistique que Lhérisson emploie pour continuer à assurer la vraisemblabilité de son œuvre. Contrairement aux deux premiers, ce procédé ne constitue pas à proprement parler une insertion du kreyòl en tant que langue mais plutôt en tant que réalité référentielle. Il s’agit en fait de l’utilisation d’expressions appartenant au français standard qui prennent des acceptions nouvelles puisqu’elles renvoient à des réalités haïtiennes. Ces mots que Lhérisson met en italique pour indiquer leur statut particulier sont en fait des variantes topolectales que Pompilus (1961) qualifie d’haïtianismes. J’en ai trouvé un bon nombre dans les deux lodyans, mais je n’en passerai en revue ici que quelques-uns.

Commençons par le mot ‘audience’ lui-même que Lhérisson emploie à la place de ‘roman’ pour qualifier le type particulier de récit littéraire qu’il a créé. Il affirme que ce n’est pas un roman qu’il a écrit, mais «tout simplement une audience à la vieille manière haïtienne […]» (La Famille, 16). Selon Pradel Pompilus, le mot ‘audience’ tel qu’utilisé en Haïti est un régionalisme et il aurait deux sens principaux. Il soutient que ce mot était employé en Haïti pour désigner une «coutume, disparue depuis 1915, selon laquelle le chef de l’État recevait le dimanche au palais national les principaux fonctionnaires et employés publics et même les simples citoyens pour leur adresser la parole et répondre à leurs questions […]» (1961, 179). Plus loin, Pompilus ajoute que ce «mot signifie également : récit d’un fait vrai ou fictif, mais plaisant, et par extension, conversations sur des sujets badins ou familiers […]» (Ibid.). Tout en gardant une nuance particulière, le premier sens fourni par Pompilus se rapproche de celui que le mot prend en français standard dans les domaines de la communication, de la politique et du droit. Quant au second sens, il n’existe tout simplement pas en français standard. En littérature, le mot ‘audience’ a certes le sens de ‘lectorat’, mais comme haïtianisme, il désigne plutôt le ‘récit’ qu’on écoute ou qu’on lit. Dans La Famille, plusieurs autres calques sémantiques indiqués en italiques tels que «engager», «se placer» et «alliance» par exemple, sont utilisés dans un sens qui n’existe pas en français standard, ce qui rend le texte difficile à comprendre si l’on est étranger à la langue kreyòl.

Parmi ces haïtianismes ou ces kreyolismes, qui sont également très nombreux dans Zoune, examinons «habitants» et «gens en dehors». Alors qu’en français standard le mot ‘habitant’ désigne tout être humain ou animal qui peuple un lieu, en français haïtien – comme en français québécois –, ce vocable signifie ‘paysan ou cultivateur vivant en milieu rural’. Dans Zoune, c’est dans le second sens que le mot est utilisé par Golimin lorsqu’il décrit la manière spécifique de situer un fait dans le temps par les campagnards haïtiens. En kreyòl, on utilise le terme ‘abitan’ ou son synonyme ‘moun andeyò’ pour désigner toute personne qui habite en dehors des grandes villes. Remarquons que l’expression kreyòl moun andeyò’ est l’équivalent du français haïtien ‘les gens en dehors’ que Lhérisson utilise comme synonyme d’‘habitants’ dans le passage «tout pour les gens de la Ville rien pour les gens en dehors» (Zoune., 95). On trouve dans Zoune toute une série d’autres haïtianismes du même type, tels que «engagements, loup-garou, invisibles, commission, commissionnaire,etc.» qui, comme ‘habitants’et ‘gens en dehors’, sont des mots français qui prennent un sens particulier parce qu’ils renvoient à des réalités locales.

Le procédé d’insertion d’interférences lexicales et phonologiques entre les deux langues

À la différence des trois précédents procédés analysés où il est exclusivement question d’insertion lexicale, et où l’auteur insère dans la phrase française un seul ou un maximum de deux éléments lexicaux, le quatrième procédé consiste à créer une interférence plus importante entre le kreyòl et le français. Cette interférence se fait non seulement au niveau du lexique et de la phonologie, mais elle porte aussi sur plusieurs mots dans la phrase française qui elle-même subit alors une forte créolisation.9 Dans La Famille, la plupart des passages de ce type proviennent de la voix du personnage Boutenègre et dans Zoune, de celle du Frère Philomène. Pour illustrer mes propos, utilisons un passage tiré d’un dialogue entre Boutenègre et Éliézer ainsi qu’un autre extrait du sermon de Frère Philomène chez Mme Boyote. Pendant une conversation avec Éliézer au sujet des préparatifs pour la campagne électorale, Boutenègre lui dit:

J’ai entendi, tandis vous étiez en rhaut, j’ai entendi votre dame babier. Tout à l’hè, en descendant, elle m’a salué, mais en régadant, elle m’a coupé les yeux. Votre dame est mécontent, c’est cétain. Mais moi, jé suis fâché, car jé ne viens pas chienter ni demander l’agent en emprint. Si vous voulez mé croire, croyez-moi: sans mé pémett de mett mon gros pouce dans votre minnage, jé vous dirai que dans les affè polutiques, in homme né doit jamais fourrer sa femme. La femme n’est pas faite pou ça (La Famille, 32-33).

Malgré toutes les irrégularités observées dans le lexique (babier, chienter), dans la prononciation (entendi, en rhaut, l’hè, affè, polutiques) et même dans l’absence d’éléments grammaticaux comme ‘que’ ou ‘de’, on peut remarquer, dans ce passage, que la construction de toutes les phrases est conforme aux règles de la syntaxe française. Il s’agit donc d’un français créolisé et non d’un kreyòl francisé. La différence entre ces deux registres, c’est que le premier est un parler français dénommé en Haïti ‘français marron’ dans le sens de ‘mauvais français’ et le second, un parler kreyòl de petit bourgeois haïtien qui consiste à introduire des structures françaises dans le discours kreyòl ou à prononcer les mots kreyòl à la française dans le but de signaler à l’interlocuteur qu’on est instruit et cultivé. On observe le même phénomène du français créolisé dans le passage suivant extrait du long prêche prononcé par le Frère Philomène lors de la première communion de Zoune: «Cé jou, c’est lé pli beau jou pour les chrétiens vivants; c’est le jou du Christ, c’est le jou du sali, c’est le jou di tabènacle ; vous êtes maintenant pli fort que satan, pli fort qué lé diable, pli fort qué les chôchés.» (Zoune, 104).

Les deux passages cités sont identiques d’un point de vue linguistique et reflètent une certaine insécurité linguistique chez les deux personnages. Chez Boutenègre, le sentiment d’insécurité linguistique est accentué par le cas d’hypercorrection observé dans ‘polutiques’. Étant donné que le français reste une langue qui s’apprend à l’école en Haïti, on peut dire qu’il s’agit, dans les deux cas, d’un français approximatif provenant de la bouche de deux personnages ayant probablement un niveau d’éducation peu avancé.  Comme Boutenègre et Frère Philomène sont des personnages qui ont malgré tout une certaine fonction sociale dans leur milieu, ils se sentent alors obligés, comme il est de coutume en Haïti, de montrer qu’ils savent parler la langue de prestige. Si dans leur milieu, le ‘français marron’ leur confère une certaine autorité et une certaine crédibilité quant à leur fonction de chef de campagne électorale et de «Prêtre-savane», leur français cocassement créolisé peut prêter à rire dans un milieu social plus élevé.

Le procédé d’insertion du kreyòl ‘pur’ parallèlement au texte français

L’insertion du kreyòl ‘pur’ dans le texte français, que Lhérisson met en œuvre dans ses deux lodyans pour représenter le parler populaire, est le dernier procédé que je vais analyser ici. Ces occurrences du parler kreyòl naturel se manifestent principalement dans le dialogue des personnages et dans les multiples proverbes, chansons et autres éléments de la culture populaire présents dans les deux œuvres. La différence entre ce dernier procédé et le quatrième, c’est que le français créolisé, même s’il est très créolisé, garde la structure typique de la phrase française, ce qui le rend encore plus ou moins compréhensible pour un locuteur de français. Quant au kreyòl pur, il constitue, au contraire, un système linguistique distinct dont la syntaxe peut être nettement différente de celle du français. Le kreyòl ‘pur’, qui provient surtout, mais pas exclusivement, de la bouche de personnages unilingues, est carrément incompréhensible pour le lecteur francophone qui n’a jamais été familiarisé avec le kreyòl. À titre d’exemple, observons le compliment que la marchande de poisson fait au personnage féminin avec qui Vélléda échangeait les propos orduriers :

Ou cé flamm, commè moin ! Moin ba ou brèvè ou! Cé conça pou you moune jouré, ou bien li pé bouche li! (La Famille, 21)

[Tu es une flamme, ma commère ! Je te donne ton brevet! C’est ainsi qu’une personne devrait proférer des injures! Sinon il vaut mieux qu’elle se taise! (Notre traduction)]

Ce passage, qui provient de la bouche d’un personnage créolophone unilingue et analphabète, affiche une différence fondamentale en comparaison au français créolisé. Cette différence réside principalement dans la syntaxe, dans l’ordre des éléments de la phrase qui diffère de la structure de la phrase typique française à plusieurs égards. Observons d’abord la place du déterminant possessif dans les syntagmes nominaux suivants: «commè moin» [ma commère], «brèvè ou» [ton brevet] et «bouche li» [sa bouche]. Contrairement au français, dans la phrase kreyòl, le déterminant possessif suit le nom qu’il accompagne. À cette différence syntactique qui permet déjà à elle seule de dérouter le lecteur francophone, il faut ajouter la polyvalence de ces formes grammaticales kreyòl ‘moin’, ‘ou’ et ‘li’ qui peuvent servir suivant le contexte de déterminant possessif et aussi de pronom personnel sujets et objets. Par exemple, la forme ‘moin’ se traduit à la fois par ‘mon’, ‘ma’, ‘mes’, ‘je’, ‘me’ et ‘moi’. Cette information sur le caractère multifonctionnel des formes ‘moin’ ‘ou’ et ‘li’ permet de comprendre que dans le groupe verbal «Moin ba ou» traduit en français par ‘je te donne’, le pronom objet se place, à la différence du français, après le verbe.

Pour corroborer mes propos sur la différence entre les deux langues sur le plan syntaxique, lisons maintenant un passage tiré de Zoune. Il s’agit d’un dialogue entre Mme Boyote et le colonel Cadet Jacques:

- Cadet, ti dé, chè ça ou gangin ? lui dit Mme Boyote en lui passant les bras autour du cou.
- An yen diabouloute moin !
- An yen ? aloss gain qui chose !
- Ça ou dit ou ça ?
- Pèsonne, -m’senti ça.
- Fan’m oh ! alla nanchon qui raide !

- Dit çaq gangain non ?
- Il y a anguille sous roche…
- Tout ça con ça ! cassé gnou ti mot ban moin : ou connain la guê vêti pas tué cocobés

(Zoune, 123).

[- Cadet, mon petit Cadet, mon cher, qu’est-ce qui ne va pas ? […].
- Rien, mon chou !
- Rien ? Il y a quelque chose !
- Qui t’a dit ça ?
- Personne, - je sens qu’il y a quelque chose.
- Ah! les femmes ! c’est une espèce tellement tenace!
- Dis-moi ce qui se passe.
- […]
- Ça alors ! Raconte-moi : tu sais qu’une femme avertie en vaut deux.

                             (Notre traduction)]

Comme on peut le constater, les segments en kreyòl, dans ce dialogue, sont eux aussi, pratiquement incompréhensibles pour un locuteur de français, car en plus du fait qu’ils comportent plusieurs mots qui ne sont pas dérivés du lexique français, ils contiennent aussi plusieurs phrases dont la structure est sensiblement différente de celle du français. Il importe de noter que l’usage de l’expression française «Il y a anguille sous roche», par le colonel Cadet dans sa conversation en kreyòl avec Mme Boyote, est un cas d’alternance codique tout comme dans le passage suivant:

Si ou trahi moin ou ap pèdi nett. Min tou, si ou pé bouche ou, je ferai pour vous, Vierge Miracle tendé moin ! ce que je n’ai pas fait pour Mme Boyote. (Zoune, 172)

[Si tu me dénonces tu seras complètement perdante. Mais si tu gardes notre secret, je jure sur la Vierge que je ferai pour vous ce que je n’ai pas fait pour Mme Boyote.  (Notre traduction)]

Par ailleurs, il est intéressant de noter que le dernier segment du dialogue entre le colonel et Mme Boyote, «la guê vêti pas tué cocobés», est un proverbe kreyòl traduit littéralement, dans une note en bas de page, par «La guerre annoncée ne tue pas les lépreux» (Zoune, 123). Disons en passant que cette traduction serait plus précise si on avait choisi ‘handicapé’ à la place de ‘lépreux’ pour rendre le mot kreyòl ‘cocobé’. Comme expression du savoir et de la sagesse populaires transmis naturellement à l’oral, le proverbe10 est en effet un autre moyen très efficace que l’auteur utilise pour introduire la langue kreyòl authentiquedans ses lodyans. Par exemple, avant de commencer à raconter l’histoire de Zoune, Golimin, pour insister sur la nécessité de s’asseoir, utilise le proverbe suivant: «causé mandé chita [on doit s’asseoir pour causer]» (Ibid., 79). En voici un autre sorti de la bouche d’un personnage anonyme: «Rhaï chien, min dit dent li blanche [il faut donner à César ce qui est à César]» (Ibid., 112). Celui-là provient de la voix du narrateur omniscient qu’est Golimin: «Coute pieds femelles pas fait mal [les coups de pieds des femelles ne font pas mal]» (Ibid., 120). Pour mettre Zoune en garde par rapport à son avenir et lui faire comprendre qu’elle ne peut courir deux lièvres à la fois, le personnage Ticocombe utilise le proverbe suivant: «chin gain quate pattes, li pa courri lan quate chimins… [un chien a quatre pattes, mais il ne peut pas prendre quatre chemins.]» (Ibid., 128). Pour mettre en exergue la sottise et la vanité d’Éliézer, qui se traduit dans ses multiples dépenses en vue d’assurer sa popularité, les personnages Bèlventre et Bèlbouè, après lui avoir soutiré de l’argent,déclarent: «Nègr’ sott cé l’événement ! [Un ‘nègre’ sot est un phénomène grave]» (La Famille, 29). En voici un dernier mais, non moins intéressant, provenant de la bouche de Boutenègre: «Nègre ap trompé nègre dépi nan Guinée [les nègres se sont trompés les uns les autres depuis toujours.]» (Ibid., 51). Rappelons que la plupart des proverbes et d’autres expressions kreyòl parus en italique dans les lodyans sont traduits en français de manière littérale dans des notes infrapaginales.

Faut-il voir dans ces traductions une doublure française qui revient à annuler le kreyòl ou à le garder dans une position subalterne? C’est ce que soutient Shelton (1993) au sujet de l’utilisation du kreyòl dans l’œuvre de Marcelin. Si elle a peut-être raison dans le cas de Marcelin, ses propos ne devraient pas s’appliquer à Lhérisson, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, j’ai pu constater que la traduction des termes kreyòl n’est pas faite systématiquement dans les deux lodyans. Si elles sont fréquentes dans Zoune, il y en a très peu dans La Famille. Dans la deuxième édition de La Famille parue en 1929 et préfacée par Dantès Bellegarde, il n’y a absolument aucune traduction. Ce qui est néanmoins intrigant, c’est que certains passages en kreyòl ‘pur’ et en français haïtien de Zoune sont traduits alors que d’autres ne le sont pas, sans qu’on comprenne pourquoi. Il est également difficile de déterminer le critère sur lequel Lhérisson se base pour l’utilisation des guillemets et de l’italique dans son effort pour distinguer les éléments du parler haïtien du français standard. Est-ce que cela relève d’un manque de rigueur de la part de l’auteur, de l’éditeur ou d’une stratégie de subversion?

Deuxièmement, là où les termes kreyòl sont rares chez Marcelin, ils sont plutôt d’une grande fréquence chez Lhérisson. L’introduction du kreyòl au sein de ses lodyans est d’une importance tant quantitative que qualitative. Cette stratégie complexe d’utilisation du kreyòl, au moyen des cinq procédés que j’ai passé en revue, indique clairement que Lhérisson ne fait pas partie de ces écrivains qui versent dans la folklorisation par un usage pittoresque facile de la langue kreyòl.

Troisièmement, la thèse de la «distance ironique» (Shelton 1993, 171) entre Lhérisson et ses personnages créolophones par l’entremise du narrateur-lodyansè n’est pas suffisamment fondée. Il y a deux consciences linguistiques clairement exprimées dans l’œuvre de Lhérisson et elles se manifestent dans la manière complexe avec laquelle les deux langues sont utilisées. Le kreyòl se trouve en plus grande quantité dans le dialogue des personnages unilingues certes, mais son emploi dans la voix narrative et auctoriale est de loin plus substantiel d’un point de vue qualitatif. Parmi les cinq procédés linguistiques utilisés par l’auteur, il n’y en a qu’un seul qui concerne exclusivement l’introduction du kreyòl dans le dialogue des personnages. Comment peut-on parler de distance entre l’auteur-narrateur-lodyansè et le kreyòl quand la grande majorité des procédés sert strictement à incorporer cette languedans la voix narrative et auctoriale?

*****

Les lodyans deLhérisson reproduisent-ils le statut socio-politique inférieur du kreyòl par rapport au français? L’auteur utilise-t-il le kreyòl principalement pour créer des effets comiques ? En toute objectivité, on ne peut répondre à ces deux questions que de manière nuancée. Je réponds de manière affirmative à la première question tout en précisant que ce n’est pas tant dans l’usage que l’auteur fait des deux langues que réside la hiérarchie, mais plutôt dans la réalité haïtienne à laquelle les œuvres font référence. Pour rester en conformité avec le réel, Lhérisson était en quelque sorte forcé de représenter la diglossie bien présente dans le paysage linguistique haïtien. Sur cette question, Pompilus rappelle que: «[…] le coup de génie de Lhérisson […] c’est de s’être aperçu que […] nous vivons dans une situation diglossique et qu’il fallait assumer cette situation diglossique pour la transformer en situation bilingue» (Pompilus 1979, 44). Il ajoute que «Lhérisson dans ses deux audiences ne semble établir aucune différence de niveau entre les deux langues» (Ibid.). En ce qui concerne la deuxième question – sur les effets comiques –, j’ai clairement démontré que l’usage du kreyòl s’inscrivait dans une stratégie de fidélité à la réalité haïtienne. Si certains passages en kreyòl suscitent le rire, le comique reste secondaire par rapport au réalisme tragique des lodyans deLhérisson. Rien qu’en considérant le titre des lodyans, il n’est pas difficile de constater que cet emploi intelligent du kreyòl relève de motivations beaucoup plus sérieuses qui ont davantage à voir avec la volonté de produire une œuvre littéraire qui rende compte valablement de manière certes comique, mais surtout réaliste de la tragique situation socio-historique culturelle du peuple haïtien.

La présence chez Lhérisson du comique et du réalisme tragique lui permet en quelque sorte de transcender la dichotomie classique entre ces deux registres apparemment opposés afin de rester en concordance avec la réalité haïtienne. L’ancrage des lodyans de Lhérisson dans l’oralité kreyòl, la quête identitaire motivant la volonté explicite de cet auteur de rester fidèle à la réalité locale du peuple haïtien, la poétique romanesque inédite qui en a résulté, sont tous des éléments fondamentaux qui ont contribué à faire de ses lodyans une œuvre indigène décentrée préfigurant la plupart des discours postcoloniaux, tels que ceux sur la négritude, l’antillanité et la créolité. L’esthétique avant-gardiste mise en œuvre par Lhérissson sur le plan langagier a poussé Dominique Fattier, spécialiste des sciences du langage, à affirmer que cette «modernité surprend lorsqu’on réalise qu’en France, le français populaire d’origine régionale a mis du temps pour se trouver au XIXe siècle des garants littéraires. Des travaux lexicographiques préexistaient pourtant, sans parvenir toutefois à susciter la création littéraire contemporaine» (2012, 325). Un simple coup d’œil sur les principaux récits littéraires produits postérieurement dans la Caraïbe francophone, du XXe à l’époque contemporaine, montre à quel point ils subissent pour la plupart l’influence durable des lodyans de Lhérisson. Selon Jonassaint (2009, 203-204), l’entreprise martiniquaise d’écriture de la créolité a fort probablement été inspirée par l’esthétique du lodyans que Patrick Chamoiseau réactualise dans certains de ses romans – comme dans Solibo magnifique (1988) par exemple. L’influence littéraire haïtienne semble avoir dépassé le cadre restreint de la Caraïbe jusqu’à s’étendre dans l’espace plus large des pays ‘francophones du Sud’ par l’intermédiaire, entre autres, des romans de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis. Il faudra bien sûr continuer les recherches pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.

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Notes

  1. Apparu en Amérique latine pendant la première moitié du XXe siècle, l’Indigénisme peut être défini comme un courant de pensée qui tend à un changement de paradigme intellectuel caractérisé par le refus de la domination politique et culturelle de l’Europe. Malgré la présence du discours indigéniste dans certaines œuvres haïtiennes du XIXe siècle, il a fallu attendre la parution de la Revue Indigène en 1927 et la publication du livre de Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, en 1928, pour que se manifeste formellement en Haïti ce courant de pensée communément appelé Mouvement indigène par certains et Indigénisme haïtien par d’autres.  
     
  2. Pour désigner la langue que la grande majorité de la population haïtienne utilise quotidiennement, je me sers du vocable “kreyòl” dans le présent article. Lorsque le mot “créole” est écrit ici dans son orthographe française, il prend alors un sens très large qui renvoie à la culture dite «créole» de sociétés postcoloniales comme Haïti.  
     
  3. Georges Anglade (2004, 2005, 2007) a commencé un travail de théorisation du lodyans qu’il n’a pas pu approfondir à cause de son décès à Port-au-Prince lors du séisme du 12 janvier 2010. Dans un ouvrage à paraître prochainement, je propose un modèle théorique des traits caractéristiques du lodyans qui permet de circonscrire ce genre dans sa spécificité. Si, contrairement à la tendance générale, j’attribue le genre masculin au mot kreyòl lodyans, c’est parce que les emprunts prennent généralement le genre masculin en français. Pour désigner la personne qui compose et/ou qui raconte le lodyans, j’utilise le terme kreyòl lodyansè’ dérivé du substantif kreyòl lodyans, car je l’estime plus approprié que le substantif francisant ‘lodyanseur’ adopté paradoxalement par Georges Anglade.  
     
  4. Le titre Les Fortunes de chez nous: La Famille des Pitite-Caille sera dorénavant abrégé en La Famille et celui de Zoune chez sa ninnaine en Zoune.  
     
  5. Le sens premier de l’expression créole «Pitite-Caille» est «enfant de la maison». Par extension, elle signifie aussi «d’ici» ou «de chez nous». La Famille des Pitite-Caille signifie donc «La famille d’ici» c’est à dire une famille créole d’origine esclave typique d’Haïti.  
     
  6. Voir des articles récents sur le sujet dans Meune /Mutz 2016/17.  
     
  7. Selon Maximilien Laroche (1991, 15), le mot «oraliture» est un néologisme proposé par l’écrivain haïtien Ernst Mirville, dans le journal Le Nouvelliste du 12 mai 1974, pour remplacer l’expression oxymorique de «littérature orale». L’oralité et l’«oraliture» sont deux réalités distinctes à ne pas confondre même si la première comprend la seconde. L’oralité est le concept général qui englobe l’ensemble des discours oraux, aussi bien la parole prosaïque quotidienne instantanée sans visée esthétique que la parole cohérente, continue et standardisée par l’usage dans le temps, ce que l’on pourrait appeler «belles-paroles » par opposition à «belles-lettres». C’est une deuxième catégorie de discours oraux, la parole artistique structurée selon une textualité mémorielle, destinée à la transmission intergénérationnelle, que Mirville qualifie d’«oraliture». Les genres mnémoniques tels que le mythe, le conte, le lodyans, la devinette, l’épopée, le proverbe, le dicton, l’adage, le chant traditionnel, la formule magico-religieuse relèvent tous de l’oraliture.  
     
  8. Citation provenant de Shelton (1993, 163) qu’elle attribue à Auguste Viatte (1954).  
     
  9. Le terme ‘créolisation’ n’est pas utilisé ici dans le sens premier qu’il a généralement dans le domaine de la linguistique, c’est-à-dire le processus de création d’une langue créole. Il l’est dans le sens spécifique que lui donne Edouard Glissant (1997, p. 37), c’est-à-dire «la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.»  
     
  10. Le terme ‘proverbe’ employé ici englobe les dictons, les aphorismes, les adages, les préceptes, les maximes, et les sentences.

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 Viré monté