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L’esclave du Ponant / Les trois dauphins
(en écriture)

José Le Moigne

Libre, Jean Mor ne l’était certes pas, mais, pour peu qu’il en ait accepté la gageure, la vie, somme toute tranquille, qu’il menait avec un maître aussi débonnaire que Claude de Noz, aurait pu lui en donner l’illusion. A tout prendre, son existence valait mieux que celle des bagnards dont il croisait de manière assez habituelle les longues files qui avançaient, baisant la tête, le boulet sur le bras, enchaînés deux à deux la nuit comme le jour, vers les travaux les plus pénibles qu’offraient l’arsenal et le port. C’étaient là les forçats de la grande fatigue, souvent les derniers arrivés, arrimés l’un à l’autre pour trois ans au moins, ironie de la formule, que la mort les sépare, ce qui était le postulat de loin le plus probable, surtout qu’ils étaient encadrés par des gardes à la sinistre réputation, les gardes-chiourmes.

— Eux, se disait Jean Mor à chaque fois qu’il se trouvait en face de cette colonne misérable, devraient savoir pourquoi ils sont là. Ce sont des assassins, des voleurs, des violeurs, pour la plupart des brutes humaines insensibles et perverses; mais c’est égal, leur vie ne vaut guère mieux que celle des nègres de jardin.

Il ne poussait jamais plus loin sa réflexion. Ni Voltaire, ni Diderot, ne parlaient par sa bouche. Jean Mor n’était qu’un nègre de la Martinique assis le cul entre deux chaises. Toutefois, dès qu’apparaissait la file misérable, il changeait de trottoir et avançait, la tête dans les épaules, se collant aux murs, souhaitant disparaître des regards. Ce n’était pas les forçats qui le précipitaient dans ce terrible état. Aussi effrayants qu’ils fussent, entravés comme ils étaient, ils ne pouvaient rien tenter contre lui; mais la seule vue des gardes-chiourmes le jetait dans une terreur extrême. Une peur atavique, propre sans doute à tous les nègres de ce temps, lui brûlait la poitrine, lançait son cœur dans une telle sarabande qu’il craignait qu’il explose, couvrait son front d’une sueur malsaine. Jean Mor craignait d’être enlevé et de se retrouver, garrotté et impuissant, au fond d’une cale négrière.

Même terre, un marin se lève tôt et Claude de Noz ne dérogeait pas à cette règle. A peine le soleil pointait-il ses rayons qu’il sortait de son lit. Alors commençait l’office de Jean de Mor. Office très mince au demeurant. Tenir le logement, faire la cuisine du maître, cela s’arrêtait là. Le jeune noir avait compris très vite qu’il était là essentiellement pour la parade. Lorsque le maître sortait, c’est-à-dire chaque jour après le déjeuner ou bien le soir, Jean Mor le suivait à trois pas. Veste, culotte et bas, il était entièrement vêtu de rouge. Ainsi l’avait voulu le lieutenant de Noz. Pour lui, c’était une évidence, le serviteur d’un officier de la Royale devait porter livrée. Qu’une connaissance apparaisse, et cela arrivait plusieurs fois dans la même rue et aussitôt, après l’avoir salué chapeau bas, Claude de Noz disait en désignant Jean Mor:

 —  Mon domestique.

L’autre comprenait. Le mot n’était pas prononcé. N’est-ce-pas, il n’y a pas d’esclave sur la terre de France.

Presque toujours, leur déambulation les menait à la taverne des trois dauphins, au bas de la rue de Siam, connue des marins du monde entier, et qui devait son nom au débarquement de trois ambassadeurs du roi de Siam venus rendre visite au roi Louis XIV à Versailles. C’était encore suffisamment vivant dans les mémoires pour que les vieux brestois racontent, avec la même verve émerveillée que leurs parents témoins de cet événement survenu moins d’un siècle plus tôt, le fabuleux cortège des trois ambassadeurs accompagnés de six mandarins, de trois interprètes, de deux secrétaires et d’une vingtaine de serviteurs chargés de présents magnifiques. Toute la gente maritime et bourgeoise brestoise se retrouvait au trois dauphins ce qui ne signifie pas qu’il y flottait un vent de démocratie parfaitement inconnu par ailleurs. Chacun s’installait sous le regard de tous, mais selon une hiérarchie tacitement établie, les officiers près des fenêtres, souvent selon leur grade, les bourgeois aux tables moins en vue. Bien sûr, cela n’interdisait pas les affinités. Bien entendu, les domestiques, car plusieurs de ces messieurs se faisaient suivre de leur valet, ne participaient ni de près ni de loin à cette société. L’été, ils restaient tout bonnement dehors, mais, lorsque le temps risquait de gâter leurs habits, on les parquait dans une espèce d’antichambre qui servait de vestiaire où ils n’avaient commerce qu’avec les trois servantes de Pierrick Coëtanlem, le patron, et sa femme Catherine.

 Coëtanlem ne ressemblait en rien aux patrons des bouges que fréquentaient les matelots. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec comme une vergue de misaine, toujours vêtu d’une chemise blanche ouverte sur son torse, d’une veste courte et d’une culotte grise, les pieds chaussés de souliers à boucles de laiton. A Brest, où le moindre vent coulis est porteur d’histoires plus fantastiques les unes que les autres, on le parait de toutes sortes de légendes. Les uns disaient qu’il était revenu des Amériques porteur d’un assez joli magot qui lui avait permis d’acheter la taverne. Prospecteur ou trappeur chanceux, commerçant avisé ou pirate ayant par une fortune inhabituelle évité la potence? Chacun avait son hypothèse et Coëtanlem laissait dire. D’autres, avec des mines de chartriers bien certains de leurs sources, affirmaient que le vrai nom de Coëtanlem était de Coëtallem, et que Pierrick était un de ces nobles plébéiens qui avait mis,ainsi que le droit nobiliaire de Bretagne le permettait, sa noblesse en dormance le temps de se refaire un patrimoine. Là, encore, Coëtanlem laissait dire. Le mystère est roi dans une ville maritime. On ne vendait pas que du vin, du cidre ou du rhum dans une taverne comme les trois dauphins, mais aussi un peu de ce vent du large chargé de cette fantasmagorie liée aux grands espaces que la brume ou l’écume recouvrent.  

©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Octobre 2014

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